27 Kislev 5779 (5 décembre 2018)
UN MIRACLE DE HANOUCCAH A CHELM
Comment? Vous ne croyez pas aux miracles? Le temps des miracles est passé, dites-vous?
Et les latkes de Feygl de Chelm, vous connaissez? Non plus?
C’est sans doute que vous n’en avez jamais goûté. Car ceux qui ont goûté, ne serait-ce qu’un petit morceau d’une petite latke de Feygl, en rêvent ensuite toutes les nuits jusqu’au Hanouccah suivant.
Il faut dire que ceux qui ont eu ce privilège ne sont pas légion, car Feygl est aussi parcimonieuse que bonne cuisinière.
Une année cependant, il se produisit quelque chose de tout-à-fait extraordinaire. Feygl avait oublié sa recette de latkes!
– Oy a brokh – se lamentait-t-elle auprès de Yankele Khukhem, son époux – je n’arrive plus à me souvenir de ma recette de latkes!
Yankele se tortilla longuement les « payes ».
– Tu mets des pommes de terre.
– Bien sûr que je fais des latkes de pommes de terre avec des pommes de terre, mais combien? Trois, quatre?
– Je vais aller demander au rebbe.
– Au rebbe? Qu’est-ce que le rebbe connait à la préparation des latkes? « Bubkes »! Des crottes! Rien!
– Le rebbe est l’homme le plus sage de notre shtetl de sages, et il est toujours de bon conseil.
– Tu as peut-être raison. File lui demander, alors!
En moins de temps qu’il n’en faut à un chien pour voler un os de poulet, Yankele fut chez le rebbe.
– Rebbe, Feygl n’arrive pas à se rappeler combien il faut mettre de pommes de terre dans la recette des latkes.
Le rebbe avait passé la journée à chercher la solution de l’énigme des deux ramoneurs dans la « Gemore » et il avait le ventre vide.
– Pommes de terre? – dit-il, et son estomac se mit à gargouiller – dis-lui de toutes les mettre.
Yankele se gratta la tête.
– Vous êtes sûr, Rebbe?
Le rebbe montra ses chaussures.
– Est-ce que ceci sont mes pieds?
– Certainement, Rebbe. Quelle question!
– Tu es bien sûr?
– Bien sûr, que je suis sûr, Rebbe!
– Eh bien, je suis aussi sûr qu’il faut utiliser toutes les pommes de terre. C’est à ça que servent les pommes de terre à Hanouccah.
– Combien grande est votre sagesse, Rebbe!
Et Yankele fonça chez lui apporter la nouvelle à Feygl.
– Le rebbe a dit qu’il fallait toutes les utiliser.
– Toutes? Il est sûr?
Yankele pointa ses chaussures.
– Est-ce que ceci sont les pieds du rebbe?
– Quoi? – s’écria Feygl – où as-tu la tête?
– Ici – répondit Yankele en la montrant du doigt – ne pose pas de questions stupides et faisons ce que le rebbe a dit.
Yankele remonta les deux sacs de pommes de terre de la cave et Feygl se mit à les râper jusqu’à la dernière.
Quand elle eut terminé, elle se saisit la tête à deux mains.
– Oy! Et combien faut-il ajouter d’oeufs à toutes ces pommes de terre?
– Je vais demander au rebbe – dit Yankele.
En moins de temps qu’il n’en faut à une poule pour déterrer un ver de terre, Yankele fut chez le rebbe.
– Rebbe, au secours! Combien Feygl doit-elle ajouter d’oeufs?
Le rebbe réfléchit un moment. Son estomac émis un borborygme.
– Qu’elle mette tous les oeufs que vous avez.
Yankele se gratta la tête.
– Tous les oeufs? Êtes-vous sûr, Rebbe?
– Est-ce que ceci est mon nez? demanda le rebbe en désignant son nez.
– Évidemment, Rebbe!
– Tu es bien sûr?
– Bien sûr que j’en suis sûr!
– Eh bien, je suis exactement aussi sûr pour les oeufs. À Hanouccah, c’est à ça que servent les oeufs .
Yankele repartit donc chez lui en courant.
– Mets tous tes oeufs!
– Quoi? Il en est sûr?
– Est-ce que ceci est le nez du rebbe? – demanda Yankele Khukhem, en pointant son nez.
– Comment? Tu as perdu la tête?
Yankele se tâta la tête.
– Non, elle est toujours là. Ne perdons pas de temps et commençons à casser les oeufs!
Yankele apporta le panier d’oeufs et Feygl les cassa donc jusqu’au dernier.
– Fini! – soupira-t-elle – mais, oy!, combien faut-il d’oignons?
– Je file demander au rebbe.
En moins de temps qu’il n’en faut à une vache pour chasser une mouche avec sa queue, Yankele fut chez le rebbe.
– Combien d’oignons?
Le rebbe s’arracha une touffe de poils du nez tandis que son estomac émis un son encore inconnu.
– Mettez tous les oignons que vous avez!
Yankele écarquilla les yeux.
– Vous êtes sûr, Rebbe?
Le rebbe montra sa tête.
– Est-ce que ceci est ma tête?
– Cela va de soi, Rebbe. A qui d’autre?
– Tu es bien sûr?
– Bien sûr que j’en suis sûr, Rebbe!
– Eh bien, aussi sûr que ceci est ma tête, je suis sûr qu’il faut utiliser tous vos oignons. À Hanouccah, c’est à ça que servent les oignons.
Yankele arriva chez lui, hors d’haleine.
– Tous nos oignons, a répondu le rebbe!
Feygl leva les bras au ciel.
– Il est sûr?
– Est-ce que ceci est la tête du rebbe? – demanda Yankele, en pointant sa tête.
– Mon Dieu, mon mari ne sait même plus à qui est sa tête! Que va-t-il nous arriver maintenant?
– Tous les oignons, tu te souviens? – s’exclama Yankele – je vais chercher la sac d’oignons à la cave et commençons à les hacher!
Feygl se mit donc à hacher les oignons. Elle hacha et hacha…
Tous les oignons enfin hachés, Feygl commença à frire les latkes.
Le tas de latkes montait, montait… Jusqu’à ses coudes. Jusqu’à ses aisselles. Jusqu’aux lobes de ses oreilles.
Et chaque latke était dorée, croustillante, parfumée! Un vrai chef d’oeuvre.
– Voilà, c’est fait – dit-elle enfin en s’essuyant les mains à son tablier – mais, oy tate, mame, nous en avons trop! Si nous mangeons toutes ces latkes, nous serons malades jusqu’à Pourim!
– Je vais demander conseil au rebbe, dit Yankele.
En moins de temps qu’il n’en faut à une carpe pour gober un asticot, Yankele fut chez le rebbe.
– Rebbe, à l’aide! Nous avons trop de latkes.
Le rebbe secoua la tête.
– Trop de latkes, ça n’existe pas…
Et il leva le doigt vers le ciel comme font les grands sages et érudits.
– … seulement, pas assez de bouches pour les manger.
– Combien grande est votre sagesse, Rebbe. Mais Feygl et moi n’avons qu’une bouche chacun!
– Ah bon? – dit le rebbe, et une tempête s’éleva de son estomac – qu’à cela ne tienne. Je vais t’accompagner et je vais apporter ma bouche avec moi.
Mais arrivé chez Yankele et Feygl, le rebbe secoua la tête.
– Je ne pourrai pas manger toutes ces latkes, même en m’en fourrant la bouche jusqu’au dernier soir de Hanouccah!
– Oy! – gémit Feygl – mais qu’allons nous faire de toutes ces latkes?
Le rebbe fourragea dans sa barbe.
– Il n’y a qu’une seule solution. Il nous faut plus de bouches.
Yankele se tâta tout le visage à la recherche de bouches supplémentaires.
– Pas nos bouches, sot que tu es, va inviter tout le shtetl. Vite avant que les latkes refroidissent! Dis à chacun de venir avec sa bouche. À Hanouccah, c’est à ça que servent les bouches.
Et c’est ce que fit Yankele. Tout le village accourut, chacun avec sa bouche, pour aider à résoudre le problème du trop-plein de latkes.
Et quel aide efficace ce fut! À Hannouccah, c’est à ça que sert un shtetl.
Il y eut juste assez de latkes et juste assez de bouches.
Allez, soyez honnêtes, maintenant! N’est-ce pas un miracle qu’il se soit trouvé à Chelm, exactement le nombre de bouches nécessaires pour manger toutes les latkes de Feygl?
Et justement le soir de Hanouccah?
