31 août 1933. Assassinat à Marienbad (Tchécoslovaquie) de Theodor Lessing, philosophe juif allemand opposant au nazisme, par des nazis des Sudètes.

Theodor Lessing, né le 8 février 1872 à Hanovre et assassiné le 31 août 1933 à Marienbad, est un philosophe juif allemand. Il est connu pour s’être opposé à l’accession de Hindenburg à la présidence de la République de Weimar et pour son livre devenu classique La Haine de soi : ou le refus d’être juif (Der jüdische Selbsthaß), écrit en 1930, trois ans avant l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir, dans lequel il analyse le phénomène de la haine de ses origines, fréquent chez certains intellectuels juifs en voie d’assimilation.

Dans son enfance il voit son père, mari infidèle, battre assez souvent son épouse. Theodor intervient alors pour défendre sa mère. Cette enfance troublée explique probablement son peu d’attrait pour les études scolaires. Par opposition avec son père qui le destine à la profession de médecin, il choisit de se consacrer à la littérature et à la philosophie.

Le judaïsme est présent dans sa famille, mais comme une survivance. On suppose que les troubles de son enfance l’ont conduit à quitter momentanément sa communauté en 1894.

En 1899, il épouse une jeune femme de l’aristocratie prussienne. Mais sa belle-famille refuse de rencontrer leur gendre juif. Theodor Lessing revient alors vers la confession juive.

Malgré ses titres universitaires, son judaïsme et ses idées social-démocrates ne lui permettent pas d’accéder à un poste dans l’université allemande et il doit se contenter en 1907 d’un poste de professeur au collège technique de Hanovre.

Il s’intéresse à la question juive. Par une approche historique, il essaye d’en expliquer le sens et l’origine. Il voit une explication dans l’interprétation que les juifs font de chaque malheur qui leur arrive, comme une expiation d’un péché qu’ils auraient commis :

« Le peuple d’Israël est le premier, le seul peut-être de tous, qui ait cherché en soi-même la coupable origine de ses malheurs dans le monde. Au plus profond de chaque âme juive se cache ce même penchant à concevoir toute infortune comme un châtiment (Theodor Lessing – La haine de soi ou le refus d’être juif) »

Il cherche alors à comprendre d’où vient ce sentiment de culpabilité. De son analyse, il rédige en 1930 son livre le plus connu : La haine de soi ou le refus d’être juif (Der jüdische Selbsthaß), dans lequel il expose la biographie de Juifs qui se sont avérés être hostiles au judaïsme et à la communauté juive, et tente d’en expliquer les raisons. Il est persuadé que la haine juive de soi de certains intellectuels juifs (Paul Rée, Otto Weininger, Arthur Trebitsch, Max Steiner, Walter Calé (de) et Maximilian Harden), qui font de la culture allemande une culture supérieure en les poussant à renier leur propre culture, est un des éléments pouvant inciter à l’antisémitisme.

Son sionisme culmine avec son voyage en Palestine en 1931. Favorable à une renaissance nationale du peuple juif, il préfère un sionisme socialiste qui doit tempérer un nationalisme juif parfois agressif.

Selon Theodore Ziolkowski (Virgile et les Modernes, p. 9), Theodor Lessing, dans Geschichte als Sinngebung des Sinnlosen (L’Histoire comme donneuse de sens à ce qui est dépourvu de signification)

« critique culturelle écrite dans la tradition de Nietzsche, prétend que l’Histoire, n’ayant pas de validité objective, est une construction mythique par-dessus une réalité inconnaissable et destinée à lui donner un semblant de signification. »

L’idée selon laquelle la réalité empirique est inconnaissable a été développée dans la philosophie d’African Spir, sur laquelle portait la thèse de doctorat de Theodor Lessing.
À partir de 1923, il participe activement à la vie publique en publiant des articles et des essais dans les journaux Prager Tagblatt et Dortmunder Generalanzeiger. Il devient rapidement l’un des écrivains politiques les plus en vue de la république de Weimar. En 1925, il attire l’attention sur le fait que le tueur en série Fritz Haarmann avait été un espion de la police de Hanovre, ce qui lui vaut d’être empêché de couvrir le procès. La même année, il écrit un article peu flatteur sur Paul von Hindenburg, le décrivant comme un homme intellectuellement vide et utilisé comme façade par de sinistres forces politiques :

« Selon Platon, les philosophes devraient être les dirigeants du peuple. Avec Hindenburg, ce n’est pas un philosophe qui monte sur le trône. Il n’est qu’un symbole représentatif, un point d’interrogation, un zéro. On pourrait se dire que mieux vaut un zéro qu’un Néron. Malheureusement, l’histoire montre que derrière chaque zéro se cache un futur Néron. ».

Cet article lui vaut l’inimitié des nationalistes et ses conférences sont bientôt perturbées par des manifestants antisémites. Lessing ne reçoit qu’un soutien limité du public et même ses collègues affirment qu’il est allé trop loin. Un congé de six mois ne permet pas de calmer la situation. Le 7 juin, près d’un millier d’étudiants menacent de transférer leurs inscriptions à la Technische Universität Braunschweig s’il n’est pas renvoyé, et le 18 juin 1926, le ministre prussien Carl Heinrich Becker cède à la pression publique en l’excluant indéfiniment de l’université avec un salaire réduit.

Lors des élections présidentielles de 1932, il s’oppose à la nomination d’Hindenburg comme président de la République de Weimar.

Pour rappeler ici la vie et l’engagement de Theodor Lessing, on peut revenir sur trois grands moments, liés étroitement à sa ville natale d’Hanovre et dans laquelle le publiciste et professeur élut domicile en 1907 avant de fuir, le 1er mars 1933, poussé par sa fille, à juste titre inquiète. La vie à Hanovre est faite de tourments et de combats, trois scandales ponctuent cette époque : un scandale littéraire, qui voit Theodor Lessing aux prises avec l’écrivain Thomas Mann qui commençait à percer dans le milieu littéraire ; un scandale politico-juridique à l’occasion duquel Theodor Lessing s’érige en défenseur d’une République de Weimar sans cesse mise en cause ; un scandale universitaire enfin, qui illustre la montée du nationalisme et de l’antisémitisme dans le milieu estudiantin et dans la société allemande en général.

En 1910, Theodor Lessing écrit dans la revue théâtrale dirigée par Siegfried Jacobsohn, Die Schaubühne, une satire de Samuel Lublinski, alors critique littéraire célèbre. L’exemple de Samuel Lublinski lui sert d’illustration à la figure de l’« Espritjude », un concept par lequel il désigne le littérateur juif assimilé, un écrivaillon généralement snob et blasé qui réfléchit peu mais écrit beaucoup, le contre-exemple même du poète véritable. Une bataille littéraire éclate, on parle d’antisémitisme juif, Thomas Mann intervient violemment contre Theodor Lessing qu’il qualifie d’« exemple repoussant de mauvaise race juive ». Pour comprendre la réaction si violente de Thomas Mann, qui commençait alors à être connu, il est bon de noter que Samuel Lublinski fut l’un des premiers critiques littéraires à accueillir favorablement son roman, Les Buddenbrook ou le déclin d’une famille (1901).

En 1924 éclate un deuxième scandale autour de la figure de Theodor Lessing. Celui-ci a accepté de rendre compte pour le Prager Tagblatt, le quotidien des démocrates de langue allemande en Tchécoslovaquie, d’un procès intenté à Fritz Haarmann, qui avait commis entre vingt et soixante crimes, tuant de jeunes garçons après avoir abusé d’eux. Theodor Lessing tente de démontrer la responsabilité de la police dans cette affaire : Haarmann étant un indicateur, les policiers auraient tardé à l’arrêter et se seraient ainsi rendus complices des crimes perpétrés. Theodor Lessing devient rapidement gênant, on lui retire sa carte de presse, ce qui lui ferme la porte de la salle d’audience. Il continue cependant à rédiger des articles, publie une brochure dans laquelle il fait une étude psychologique très approfondie du criminel18. Dans ce combat, Theodor Lessing se veut défenseur de la République contre ses adversaires, en l’occurrence la police et cette pseudo-justice hérité de l’empire allemand.

L’engagement républicain de Theodor Lessing déclenche peu après un scandale universitaire. Le 25 avril 1925 paraît dans le Prager Tagblatt un article de Theodor Lessing sur Hindenburg : on est à la veille du second tour des élections pour la présidence de la République, le Maréchal Paul von Hindenburg est le candidat du bloc des partis de droite. Theodor Lessing trace un portrait critique du héros de la Grande Guerre, fait rimer le mot « zéro » avec le nom de l’empereur romain, « Nero » en allemand :

Flaschenpos (…)
(Hindenburg n’est) qu’un symbole représentatif, un point d’interrogation, un zéro. On peut certes dire : « Mieux vaut un zéro qu’un Néron ». Malheureusement l’histoire montre que derrière un zéro se cache toujours un Néron.

Dès le 10 mai se crée un « comité de combat » au sein duquel étudiants et professeurs sont majoritaires et dont l’objectif est de chasser Theodor Lessing de l’École Polytechnique et même de la ville. De nombreux incidents éclatent, les étudiants nationalistes empêchent Theodor Lessing de dispenser ses cours en le couvrant d’injures antisémites. Loin de le soutenir, la majorité de ses collègues se ligue contre lui et refuse de considérer l’attitude des étudiants comme une entrave à la liberté d’expression, ni même comme un appel à la haine antisémite. Theodor Lessing est finalement contraint de suspendre son enseignement à l’École Polytechnique et d’accepter un poste de chercheur.

Plus libre de ses mouvements, Theodor Lessing entreprend alors de nombreux voyages, notamment en Tchécoslovaquie. En 1931, il visite la Grèce, l’Égypte, la Palestine. En Allemagne, il continue de défendre la République en affirmant avec une détermination toujours plus grande son identité juive et son engagement socialiste. Il publie de nombreux ouvrages, réécrit ses deux œuvres maîtresses Europe et Asie et L’histoire ou comment donner du sens à l’insensé, sa pensée se radicalise au fil des éditions. Il rédige Der jüdische Selbsthass, un ouvrage qui est à la fois une confession de la douleur d’être juif en Allemagne et un appel à la résistance, une tentative de chasser un vieux démon qui le hante et une manière de donner du courage à ses coreligionnaires en montrant l’absurdité de l’auto-déchirement juif. En août 1932, il publie un « Petit lexique pour le Troisième Reich » où il met en garde contre le NSDAP.

Menacé depuis l’arrivée de Hitler au pouvoir, Theodor Lessing est rapidement contraint à fuir. Bien qu’il reçoive des propositions pour s’exiler au Danemark, en Hollande, en Belgique, en Angleterre, en Palestine et même en Chine, il préfère la Tchécoslovaquie, pays peu éloigné qu’il connaît bien. Le 2 mars 1933, Theodor Lessing, accompagné de sa fille, arrive à Marienbad où il est accueilli et entouré par la communauté juive :

La communauté juive qui, dès notre arrivée, nous a envoyé son président et un conseiller municipal juif au cas où nous aurions besoin d’aide, semble me considérer comme un exilé nécessiteux car depuis je reçois presque chaque jour une invitation.

Alors que le 9 mars, il rassurait sa femme, restée en Allemagne, sur ses activités en affirmant n’« écrire absolument rien de politique »25, il ne tarde cependant pas à élever la voix contre les premières mesures antijuives de Hitler, à s’exprimer publiquement et à dénoncer l’Allemagne hitlérienne dont il refuse de comprendre le langage, cet « infâme pathos, [cette] bouillie des discours hitlériens censés être l’expression de l’âme allemande […], toute cette haine et [cette] bile des Rosenberg ou Goebbels ».

Le 30 août 1933, alors qu’il travaille à son bureau, Theodor Lessing est assassiné par deux hommes de main à la solde des nazis. De nombreux journaux titrent, pendant plusieurs jours, sur cet assassinat : la presse tchécoslovaque tout d’abord avec notamment le Prager Tagblatt, le Prager Montagsblatt, le Prager Mittag, le Prager Abendzeitung, et l’organe du parti social-démocrate allemand de Tchécoslovaquie, le Sozialdemokrat ; mais aussi ce qui reste de presse démocratique en Allemagne, le Arbeiter-Illustrierte-Zeitung et le journal de Sociaux-Démocrates, le Volkswille. Theodor Lessing est porté en terre le 2 septembre dans le cimetière juif de Marienbad. Pour éviter tout incident, l’heure exacte de la cérémonie a été tenue secrète. Seule une cinquantaine de personnes sont présentes : son épouse Ada, sa fille Ruth, accompagnée de son mari, les amis intimes de Marienbad, des membres de la communauté juive, des délégués du Congrès Sioniste ainsi que des membres du parti sioniste marxiste tchécoslovaque des Poale Zion.

Theodor Lessing est le premier Allemand d’origine juive à être assassiné par des nazis hors du territoire allemand.