1er septembre 1903. Disparition à 38 ans de Bernard Lazare, le premier Dreyfusard.

Bernard Lazare, de son vrai nom Bernard Lazare-Bernard, naît le 15 juin 1865 à Nîmes, dans une famille juive installée depuis plusieurs générations dans le Midi de la France. Son père, Jonas Lazare-Bernard, est un commerçant aisé dans le négoce du vin ; sa mère, Douce Piollet, appartient à une famille locale respectée.
Bien que de tradition juive, la famille vit dans un cadre profondément intégré à la société française. Lazare reçoit une éducation solide, à la fois républicaine et humaniste, qui lui ouvre très tôt le goût pour les lettres et des débats d’idées.

À l’adolescence, il monte à Paris pour ses études. Dans la capitale, il se rapproche des milieux littéraires et intellectuels. Il fréquente les cafés, cercles et revues symbolistes, collabore à divers journaux et s’impose progressivement comme un critique littéraire et essayiste exigeant.

D’abord attiré par la littérature, Lazare publie des essais sur les poètes symbolistes, sur la critique dramatique, et s’essaie lui-même à la poésie. Mais ses préoccupations sociales et politiques prennent vite le dessus.
Dans les années 1890, il se rapproche des cercles anarchistes. Loin de l’anarchisme violent qui effraie la presse de l’époque, il incarne une forme d’anarchisme intellectuel et éthique : une critique radicale de l’autorité, du cléricalisme, de l’oppression sociale.

Son amitié avec des figures comme Élisée Reclus et ses liens avec la mouvance libertaire lui permettent d’affiner sa vision du monde :
• La liberté comme principe premier,
• La justice comme exigence constante,
• La révolte comme devoir moral.

En 1894, Lazare publie l’un de ses ouvrages les plus importants : L’Antisémitisme, son histoire et ses causes.
Dans ce livre, il retrace les multiples racines de la haine antisémite : religieuses (le rejet chrétien), économiques (la marginalisation imposée aux Juifs dans certaines professions), sociales et politiques. Il y mêle analyse historique, critique sociologique et intuition prophétique.

Lazare se distingue par son regard lucide : il ne se contente pas d’accuser l’hostilité des sociétés chrétiennes, il réfléchit aussi aux attitudes internes au judaïsme qui peuvent avoir contribué à l’isolement des Juifs.
Dans la diaspora, analyse Lazare, les Juifs ont souvent vécu en communautés fermées, avec leurs propres lois religieuses, tribunaux rabbiniques, institutions éducatives. Cette séparation, imposée en partie par l’hostilité extérieure, a aussi contribué selon lui, à accentuer la distance avec les sociétés environnantes.
Le sentiment, ancré dans la tradition biblique, d’être le « peuple élu » pouvait être perçu de l’extérieur comme une arrogance. Lazare insiste sur ce point : ce qui, à l’intérieur, était ressenti comme fidélité à l’alliance, devenait aux yeux des non-Juifs un signe de mépris ou de supériorité.
Contraints par les exclusions professionnelles et corporatives, beaucoup de Juifs ont occupé des fonctions de prêteurs, collecteurs d’impôts, intermédiaires financiers. Ces rôles, imposés par les lois d’exclusion, ont nourri l’image du Juif « usurier » ou « parasite », stéréotype qui deviendra central dans l’antisémitisme moderne.
Enfin, la fidélité au rituel, à la loi, aux coutumes, a permis la survie du peuple juif. Mais cette fidélité pouvait être vue, dans les sociétés majoritaires, comme de l’entêtement, voire de l’hostilité à l’intégration.
Lazare insiste sur ce paradoxe : ce qui a sauvé le judaïsme a aussi alimenté son rejet.
Ces positions, qui tendent à expliquer, sinon à justifier l’antisémitisme ont parfois été mal reçues dans les cercles juifs.

La même année 1894, où Lazare publie son ouvrage fondamental, éclate l’Affaire Dreyfus. En décembre 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, officier juif de l’armée française, est accusé à tort d’avoir livré des secrets militaires à l’Allemagne. Condamné au bagne à perpétuité, il devient le symbole de la haine antisémite qui traverse la société française.

Alors que presque toute la presse, l’armée, les intellectuels et une large part de l’opinion publique se déchaînent contre Dreyfus, Bernard Lazare se dresse immédiatement. Dès 1895, il publie une brochure retentissante :
Une erreur judiciaire : la vérité sur l’affaire Dreyfus.
Il y dénonce les falsifications, les irrégularités de la procédure et le climat de haine qui a scellé le sort du capitaine.

Au départ, Lazare est seul. Il affronte une hostilité générale, est insulté dans la presse, marginalisé dans les cercles littéraires. Même les instances juives officielles, soucieuses de discrétion et d’assimilation, refusent de le soutenir.
Quand Dreyfus est arrêté et condamné en 1894, la communauté juive française se trouve dans une situation extrêmement délicate.
Depuis l’émancipation de 1791, les Juifs français ont choisi en majorité une stratégie d’intégration totale à la République. Ils craignent qu’une défense trop vigoureuse de Dreyfus ne les fasse accuser de « corporatisme juif » ou de « double loyauté ».
Les consistoires israélites, institutions représentatives du judaïsme français, adoptent une attitude prudente, voire timorée.
Leur priorité est de ne pas aggraver la suspicion pesant sur les Juifs de France. Ils espèrent que l’affaire s’éteindra rapidement, que Dreyfus restera un cas individuel, et qu’il ne faut surtout pas la transformer en « affaire juive ».
La France des années 1890 connaît une vague d’antisémitisme virulent (Édouard Drumont, la Libre Parole, les ligues nationalistes).
Beaucoup de notables juifs redoutent qu’un engagement public en faveur de Dreyfus ne ravive encore plus les préjugés.
Lazare, lui, refuse ce calcul prudent. Il juge le silence du consistoire comme une lâcheté morale et une trahison envers la vérité.
Pour lui, défendre Dreyfus n’est pas une question de prudence communautaire mais de justice universelle.
Cette divergence explique sa solitude au début : même les siens le regardent avec suspicion, craignant qu’il ne « fasse trop de bruit » et ne mette toute la communauté en danger.
Son courage fait de lui le premier dreyfusard, avant même que Zola ne publie son célèbre « J’accuse » (1898). Sans lui, l’affaire n’aurait peut-être pas connu le même retentissement.

Mais Lazare ne limite pas ses combats au seul cas Dreyfus. Fidèle à son idéal libertaire, il se porte aussi à la défense des Arméniens, victimes de massacres dans l’Empire ottoman.
À la fin du XIXᵉ siècle, l’Empire ottoman connaît de graves crises internes. Entre 1894 et 1896, les massacres hamidiens (ainsi nommés car perpétrés sous le règne du sultan Abdul-Hamid II) frappent durement les populations arméniennes de l’Anatolie, bien avant donc le génocide des Arméniens des années 1915-1916. On estime que 200 000 à 300 000 Arméniens furent alors tués, des centaines de villages détruits, des populations entières déplacées.
En Europe, ces violences soulèvent l’indignation, mais aussi l’indifférence des chancelleries, préoccupées avant tout par l’équilibre des puissances.
Bernard Lazare, déjà connu pour son combat dreyfusard, comprend immédiatement l’importance de ces massacres. Pour lui la souffrance des Arméniens résonne avec celle des Juifs, peuples dispersés, marginalisés, victimes de préjugés séculaires. Défendre les Arméniens, c’est affirmer un principe de justice qui transcende toute appartenance religieuse ou nationale.
Il prend donc la parole dans la presse, écrit des articles et conférences, mobilise ses contacts dans les milieux intellectuels et libertaires. Il y dénonce la barbarie des massacres, le silence complice des grandes puissances européennes, l’hypocrisie des gouvernements qui protestent mais n’agissent pas.

D’autres causes encore mobilisent la soif de justice universelle de Bernard Lazare. Celle des opprimés coloniaux, qu’il soutient contre la domination impériale, celle des ouvriers et des minorités persécutées.
Son horizon est toujours celui d’une justice universelle, sans frontière ni appartenance unique.

Juif profondément conscient de la fragilité de sa communauté en Europe, Lazare s’intéresse très tôt au sionisme naissant. Il rencontre Theodor Herzl et participe aux premiers congrès sionistes. Mais il s’en éloigne rapidement :
Pour lui, le sionisme ne doit pas devenir un nationalisme fermé, Il imagine plutôt une renaissance juive spirituelle, éthique et sociale, un sionisme de fraternité et d’émancipation universelle.
Cette divergence avec Herzl illustre la singularité de Lazare : il reste attaché à son peuple, mais son idéal ne s’arrête jamais aux frontières du judaïsme.

Epuisé par ses combats, affaibli par la maladie (probablement un cancer), Bernard Lazare meurt le 1er septembre 1903, à Paris, à seulement 38 ans.
Sa mort passe presque inaperçue dans une France encore secouée par l’affaire Dreyfus. Mais ceux qui l’avaient connu, qu’ils soient anarchistes, dreyfusards ou militants juifs, reconnaissent en lui un prophète moderne, intransigeant et lumineux.