27 septembre 1791. Adrien Duport fait voter la pleine citoyenneté des Juifs de France par l’Assemblée Constituante.

Lorsque l’on évoque l’émancipation des Juifs en France, on cite volontiers l’abbé Grégoire, Mirabeau ou Clermont-Tonnerre. Pourtant, un autre acteur, plus discret mais décisif, se tient au cœur de l’événement : Adrien Jean-François Duport (1759-1798), avocat parisien, député de la noblesse puis figure du « Triumvirat » avec Barnave et Lameth. Issu d’un milieu éclairé, Duport incarne la génération révolutionnaire qui veut refonder la citoyenneté sur des bases abstraites — droit naturel, égalité, liberté de culte — et rompre avec les privilèges corporatifs et religieux de l’Ancien Régime.

Avant la Révolution, les Juifs vivent sous des statuts disparates. Les Séfarades du Sud-Ouest (Bordeaux, Bayonne) jouissent de conditions plus favorables en raison de leur rôle commercial et de leur assimilation culturelle. Les Ashkénazes d’Alsace et de Lorraine, en revanche, sont confinés à des activités comme le prêt sur gage et subissent des restrictions de résidence et d’état civil. L’édit de tolérance de 1787 rétablit l’état civil des protestants mais ignore les Juifs : ils restent juridiquement « tolérés » mais non émancipés.

La Révolution proclame la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais la question de l’intégration des minorités religieuses demeure ouverte. Clermont-Tonnerre, en décembre 1789, lance une formule restée célèbre : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ». L’abbé Grégoire, de son côté, publie son Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs et plaide pour leur inclusion. Sous cette double impulsion, l’Assemblée vote le 28 janvier 1790 l’émancipation des « Juifs portugais, espagnols et avignonnais » (Séfarades) du Sud-Ouest, mais repousse la décision pour les Ashkénazes d’Alsace-Lorraine, cédant aux pressions de députés alsaciens et aux préjugés persistants.

C’est dans ce contexte que Duport intervient le 27 septembre 1791. À la tribune, il rappelle que la Constitution a déjà fixé les conditions pour devenir citoyen actif et qu’aucune distinction ne doit plus être faite sur la base des croyances. Il dénonce l’injustice d’un décret d’ajournement visant spécifiquement les Juifs et réclame sa révocation immédiate. Dans un discours devenu célèbre, il proclame : « Je crois que la liberté des cultes ne permet plus qu’on fasse distinction dans les droits politiques des citoyens à raison de leurs croyances ; je crois également que les Juifs ne peuvent pas seuls être exceptés de la jouissance de ces droits, alors que les païens, les Turcs, les musulmans, les hommes de toutes les sectes en un mot y sont admis. » Par cet élan, Duport fonde son argumentation non sur la charité ou l’intégration progressive mais sur un principe universel : la citoyenneté ne saurait connaître de barrières religieuses.

La portée de son geste est double. Sur le plan législatif, il entraîne la levée de l’ajournement et l’adoption, sans débat prolongé, d’un décret qui accorde aux Juifs — sous réserve de prêter le serment civique — l’accès complet aux droits de citoyen actif. Sur le plan symbolique, il inscrit la Révolution française dans une logique de rupture radicale avec l’Ancien Régime : pour la première fois dans l’histoire européenne moderne, une assemblée nationale accorde par un acte général et non par privilège particulier l’égalité des droits à une minorité religieuse longtemps marginalisée.

Mais l’émancipation légale n’efface pas d’un coup les préjugés et les blocages. En Alsace et dans l’Est, des résistances se manifestent : municipalités réticentes, paysans endettés qui refusent de reconnaître des créanciers juifs désormais citoyens, tensions autour de l’installation des familles juives dans les villes. Des émeutes sporadiques éclatent encore dans les années 1790. L’administration locale tarde à inscrire les Juifs sur les listes civiques ou à leur accorder des offices publics. La citoyenneté est donc juridiquement acquise mais son application concrète reste inégale.

Cette ambivalence se retrouve au sommet de l’État sous Napoléon. Après avoir convoqué l’Assemblée des notables juifs (1806) et le Grand Sanhédrin pour organiser le culte, l’empereur promulgue en 1808 le fameux « décret infâme » : restrictions temporaires sur la liberté d’établissement et le crédit, mesures censées « encadrer » l’activité juive. Si Napoléon confirme la citoyenneté, il en bride certains effets économiques et sociaux. Ce recul partiel illustre la fragilité de l’émancipation face aux préjugés et aux tensions économiques.

Le même homme qui plaide pour l’égalité des droits des Juifs défend aussi, dans un autre domaine, une vision profondément humaniste : l’abolition de la peine de mort. En mai 1791, au moment où l’Assemblée constituante rédige le nouveau Code pénal, Duport prend la parole pour contester le principe même de la peine capitale. Dans un discours resté célèbre, il affirme que la mort est « la condition de l’existence », un événement naturel et non un châtiment que la société puisse légitimement infliger ; exécuter un homme ne fait, selon lui, que précipiter une échéance inéluctable et n’a ni valeur exemplaire ni justice véritable. Ce combat n’aboutira pas sous la Révolution — la peine capitale subsiste — mais il inscrit Duport parmi les premiers grands abolitionnistes français. Son engagement pour la vie et la dignité humaine complète ainsi son plaidoyer pour l’égalité des droits : c’est le même esprit libéral et rationnel qui guide ses deux combats.

Après 1815, la citoyenneté des Juifs est progressivement consolidée. L’intégration sociale avance par l’éducation, la conscription et l’accès aux professions libérales. Au XIXe siècle, l’antisémitisme devient moins juridique que politique et social. Mais le geste fondateur du 27 septembre 1791 reste la pierre angulaire d’un processus qui, d’exception juridique en exception juridique, conduit à la pleine égalité civique.

La figure de Duport mérite d’être replacée dans sa trajectoire politique : bientôt l’un des dirigeants du Club des Feuillants, hostile à la radicalisation jacobine, il défend l’idée d’un ordre constitutionnel modéré. Arrêté après la journée révolutionnaire du 10 août 1792 qui scelle le sort de la monarchie, il s’exile et meurt en Suisse en 1798. Son intervention en faveur des Juifs et son combat contre la peine de mort contrastent avec certains de ses autres votes, par exemple l’ajournement de l’émancipation des hommes de couleur libres, qui révèle les limites et contradictions des libéraux de l’époque. Mais son discours de 1791 reste un moment d’équilibre où le principe d’égalité l’a emporté sur les considérations politiques ou les préjugés locaux.

En somme, Adrien Duport apparaît comme l’un des artisans concrets de l’émancipation des Juifs français. Là où d’autres ont préparé l’opinion, il a ouvert la voie juridique et institutionnelle. Son intervention marque le passage de l’idée philosophique à l’acte législatif et constitue l’un des gestes fondateurs de la citoyenneté moderne en France : un point de départ qui, malgré les résistances, trace la voie de l’égalité civile pour tous. À ce titre, son nom mérite d’être associé non seulement à la cause de l’émancipation des Juifs mais aussi à celle de l’abolition de la peine de mort, deux combats qui traduisent une même exigence de dignité humaine et d’universalité des droits.