5 octobre 1912. Assassinat de Jack Zelig, roi de la pègre juive new-yorkaise.

Jack Zelig, roi de la pègre juive new-yorkaise
L’immigration juive aux États-Unis n’a pas produit que des artistes, des poètes ou des savants. Comme partout, la misère sociale et morale a produit son lot de truands parmi lesquels des « talents » se sont distingués qui font partie de l’histoire.
New York, 1912. Dans la touffeur du Lower East Side, les ruelles sentent la poussière, la sueur et le hareng fumé. Les façades suintent d’humidité, les marchands crient en yiddish, en italien ou en anglais cassé. C’est là, au cœur du quartier juif d’immigrants, que s’élève la figure d’un jeune homme mince au regard calme et dur : Jack Zelig, de son vrai nom Harry Lefkowitz. Fils d’immigrants venus de l’Empire russe, il a grandi dans un monde où l’on apprend à se battre avant de savoir lire, où la pauvreté est loi, et où la langue yiddish se mêle déjà à l’argot américain. À vingt ans, il n’est plus un gamin des rues, mais le chef du gang juif du Lower East Side, héritier de Kid Twist Zwerbach, tombé en 1908.
Zelig règne sur un territoire qui va de Delancey Street à Essex Street, un royaume de tripots, d’ateliers de couture et de bars enfumés. Il s’habille avec élégance, parle doucement, ne hausse jamais la voix : la presse l’appelle « le dandy du gang ». Mais derrière ses manières, c’est un homme de pouvoir. Dans cette ville mosaïque, les bandes sont ethniques : les Irlandais des Gophers contrôlent les docks de Chelsea, les Italiens du Five Points Gang – sous la coupe de Paul Kelly – tiennent le Bowery, et les Juifs de Zelig dominent l’enclave yiddish du Lower East Side. Les alliances se font et se défont ; parfois, on s’échange un service, parfois une balle. Chaque groupe parle sa langue : l’anglais de la rue, le gaélique, le napolitain, et ce yiddish rugueux où l’on traite un voleur de gonif, un truand de shtarker, et un proxénète de trafikant.
Au-dessus de ce petit monde plane une autre puissance : Tammany Hall, la machine politique démocrate qui gouverne New York à coups de clientélisme. Ses « capitaines » achètent les votes des immigrants à coups d’emplois et de promesses, et emploient les gangs pour intimider les électeurs. Les hommes de Zelig « makhn shtimen far Tammany Hall » – ils fabriquent des voix. En échange, la police ferme les yeux. Dans cette zone grise entre la loi et le crime, Zelig navigue avec prudence, conscient que la protection politique vaut seulement jusqu’à la prochaine élection.
L’été 1912 change tout. Le bookmaker Herman Rosenthal, juif lui aussi, est abattu devant l’hôtel Metropole. Les tueurs – « Gyp the Blood », « Lefty Louie » – appartiennent à la bande de Zelig. L’enquête remonte jusqu’à un lieutenant de police, Charles Becker, symbole de la corruption du système. Zelig en sait trop ; il devient le témoin clé, celui qui pourrait faire tomber un officier et compromettre Tammany. Le Lower East Side murmure qu’il n’aura pas le temps de parler. Le 5 octobre 1912, à la veille du procès, il monte dans un tramway de la 14ᵉ Rue ; une balle dans la tête le fait basculer en avant, raide mort. Son assassin, un petit voyou nommé Phil Davidson, disparaît aussitôt. La légende de Jack Zelig s’arrête là, mais son ombre restera longtemps sur les pavés de New York.
Pendant que la presse anglophone transforme son histoire en fait divers, la littérature yiddish du Lower East Side s’empare du même monde. Dans les feuilletons du Forverts et les pièces de la 2ᵉ Avenue, on croise des tailleurs ruinés, des filles abusées, des joueurs de cartes, des truands attendrissants. Joseph Opatoshu, dans In der goldener medine (1914), dépeint l’Amérique comme un « pays d’or » où l’on finit par croiser des pickpockets et des bookmakers juifs :

„אין דער גאָלדענער מדינה האָט מען געזאָגט: געלט ליגט אויף דער גאַס…

« In der goldener medine, hot men gezogt: gelt ligt oyf der gas »

« Dans le pays d’or, on disait : l’argent est sur le trottoir… »

Sholem Asch, dans Onkel Mozes (1918), raconte l’histoire d’un patron juif devenu despote du quartier :

„מאָזעס האָט געהאַט אין האַנט אַלע סחורות, אַלע מענטשן, אַלע חלומות…‟

« Mozes hot gehat in hant ale skhoyres, ale mentshn, ale khaloymes… »

« Mozes tenait dans sa main toutes les marchandises, tous les hommes, tous les rêves… »

Et dans les mélodrames populaires comme Di vayse shklafn – « Les esclaves blanches » – on entend les jeunes femmes en larmes :

„מיר זענען געקומען אין אַמעריקע צו זוכן גליק, און געפֿונען — קייטן

« Mir zenen gekumen in amerike tsu zukhn glik, un gefunen … keytn. »

« Nous sommes venues en Amérique chercher le bonheur, et nous avons trouvé… des chaînes. »

Ces œuvres ne glorifient pas le banditisme : elles montrent la dureté d’un monde où la misère pousse à la combine, où la promesse de l’Amérique se change en piège moral. La pègre juive y devient métaphore – celle de la modernité qui corrompt, de l’identité qui se perd entre deux langues.
Aujourd’hui encore, sur les photos sépia de la Library of Congress, Zelig fixe l’objectif, costume sombre, regard fixe. Autour de lui, les immeubles du Lower East Side s’effritent, mais son histoire demeure : celle d’un enfant d’immigrants devenu chef de gang, d’un quartier où le yiddish s’est mêlé au crime et à la poésie, d’un temps où New York inventait à la fois la mafia, la démocratie et le rêve américain. Entre les ombres des gonovim et la musique des synagogues, Jack Zelig reste le prince perdu d’un monde disparu, celui où la langue yiddish pouvait encore parler la langue du danger et de la rue.