6 octobre 1927. Sortie à New York du Jazz Singer qui allait, sur des airs juifs, révolutionner l’histoire du cinéma.

Le 6 octobre 1927, à New York, dans la salle du Warner Theatre, les spectateurs se pressent avec curiosité, sans trop savoir ce qu’ils vont voir. Sur l’écran, un jeune homme apparaît, costume clair, visage expressif, regard ardent. Il s’avance, se met à chanter — et soudain, miracle : on entend sa voix.
Une voix humaine, vibrante, jaillissant des haut-parleurs synchronisés à la pellicule. Le public retient son souffle. Puis l’homme parle :
« Wait a minute, wait a minute — you ain’t heard nothin’ yet! »
« Attendez une minute — vous n’avez encore rien entendu ! »

Cette phrase improvisée par Al Jolson, vedette du film, devient aussitôt prophétique. Ce soir d’octobre 1927, le cinéma bascule : le silence s’efface, et l’image trouve sa parole. The Jazz Singer vient d’inaugurer l’ère du film parlant.


L’histoire commence loin de New York. Quatre frères — Harry, Albert, Sam et Jack Warner — fils de Juifs polonais ayant fui l’antisémitisme de l’Empire russe, ont bâti à la force du poignet un petit studio indépendant en Pennsylvanie.
Ils ne sont pas puissants comme la Paramount ni riches comme la MGM. Leur nom, « Warner Bros. », sonne modeste, presque artisanal. Dans les années 1920, leurs finances chancellent : la concurrence est féroce, les dettes s’accumulent, et leurs films, souvent moraux et sombres, peinent à séduire un public en quête de glamour.

C’est Sam Warner, le plus visionnaire, qui croit à la possibilité d’un cinéma parlant. Fasciné par les expériences techniques de la société Western Electric, il convainc ses frères d’investir dans un procédé audacieux : le Vitaphone, qui synchronise un disque phonographique avec la pellicule.
Harry, le frère aîné, s’inquiète : la dépense est colossale, le risque immense. Mais Sam insiste — le futur est dans la voix.

Après plusieurs courts métrages expérimentaux, ils décident d’oser le tout pour le tout : un long métrage mêlant dialogues, chants et silence. Ce sera The Jazz Singer, réalisé par Alan Crosland, adapté d’une pièce de théâtre inspirée d’une nouvelle d’un écrivain juif new-yorkais, Samson Raphaelson. Le sujet tombe à point : un fils de chantre juif tiraillé entre la synagogue et Broadway, entre la prière et le jazz — autrement dit, entre tradition et modernité.

Mais le destin, ironique et cruel, frappe à la porte des Warner au moment même où l’histoire du cinéma s’apprête à s’ouvrir.
Le 5 octobre 1927, à la veille de la première mondiale, Sam Warner meurt brutalement d’une infection cérébrale, à seulement quarante ans.
Ses frères, effondrés, hésitent à maintenir la projection. Mais Harry, bouleversé, décide de la maintenir « pour Sam ».
Le lendemain soir, lorsque la voix d’Al Jolson s’élève pour la première fois à travers les enceintes, les trois survivants pleurent dans la loge : le rêve de leur frère s’accomplit, mais il n’est plus là pour l’entendre.

L’événement, qui aurait pu être une expérience technique isolée, devient un moment quasi mystique : un film sur la transmission, la mort du père et la voix retrouvée — projeté au lendemain de la mort de celui qui avait voulu lui donner cette voix. La coïncidence bouleverse Hollywood. C’est comme si le cinéma, par une étrange métaphore, avait dû sacrifier son silence pour renaître.

Dans le film, le héros Jakie Rabinowitz, fils d’un chantre juif, fuit la synagogue pour devenir chanteur de jazz. Son père meurt sans l’avoir revu, mais Jakie revient chanter le Kol Nidre au Yom Kippour, réconciliant la musique profane et la prière.
Ce thème du fils écartelé entre héritage et modernité résonne avec la propre histoire des frères Warner, ces enfants d’immigrés devenus rois d’Hollywood, et avec celle d’Al Jolson lui-même — né Asa Yoelson, fils de chantre lituanien.

Sa voix, première à traverser l’écran, n’est donc pas seulement un triomphe technique : c’est la voix d’un exilé juif donnant au monde américain le ton de la modernité.
À travers The Jazz Singer, c’est la diaspora entière qui accède symboliquement à la parole — celle qu’elle avait perdue dans les exils, les pogroms, les silences imposés. Le cinéma parlant naît d’un chant mêlé de mémoire et d’oubli.

Le succès est foudroyant. Le public accourt, les recettes explosent, et Hollywood comprend aussitôt que rien ne sera plus jamais comme avant.
En moins de deux ans, toutes les salles s’équipent de haut-parleurs, les studios convertissent leurs plateaux, les acteurs du muet disparaissent — victimes d’accents, de voix aigres ou simplement d’une époque révolue. Les orchestres de cinéma, des milliers de musiciens de fosse, perdent leur emploi. L’ère du son est aussi celle du bruit des machines et de la rentabilité.

Mais The Jazz Singer porte aussi ses contradictions : Al Jolson, fidèle aux codes du music-hall, y apparaît grimé en blackface, visage peint de noir — une pratique raciste héritée des minstrel shows. Ainsi, la modernité parle avec un masque. Le monde entend sa propre voix, mais dans une fausse peau.

Pourtant, rien n’efface la puissance symbolique de cette soirée du 6 octobre 1927. Ce n’est pas seulement le cinéma qui se met à parler : c’est la modernité elle-même qui s’éveille, portée par des fils d’immigrés, des artisans visionnaires, des voix venues d’ailleurs.
Le chant d’Al Jolson, ce mélange de liturgie juive et de swing américain, devient la bande sonore d’un siècle nouveau.

Et quelque part, derrière la gloire et la technique, plane encore le souvenir du frère disparu — Sam Warner, le rêveur qui voulait faire parler l’image. On raconte qu’après la projection, Harry Warner murmura simplement :
« Sam aurait voulu entendre cela. »

Peut-être l’a-t-il entendu, d’une manière ou d’une autre. Car ce soir-là, dans la salle obscure, le monde entier entendait, pour la première fois, sa propre voix renaître.

L’avènement du film parlant, en 1927, fut salué comme une résurrection — mais pour beaucoup, ce fut un glas. En quelques saisons, Hollywood changea de langue, de respiration, presque d’âme. Le silence, jusque-là langage universel, devint un handicap. Ceux qui avaient bâti des empires de gestes et de regards se retrouvèrent soudain étrangers dans leur propre art.

Le public voulait entendre. Mais toutes les voix n’étaient pas faites pour être entendues.

Dans le monde du muet, la beauté du visage et la force du mouvement régnaient. La voix, inconnue, appartenait à l’imaginaire du spectateur. Quand le parlant arriva, cette illusion s’effondra. Certaines voix, nasillardes, haut perchées ou à l’accent étranger, choquaient l’oreille. D’autres, simplement banales, brisaient l’aura de mystère qui entourait les idoles.

L’une des premières victimes fut John Gilbert, prince du mélodrame et partenaire de Greta Garbo. Sa diction trop affectée, ses dialogues mal écrits dans His Glorious Night (1929), provoquèrent les rires du public. En quelques mois, l’homme que l’on appelait « le grand amoureux du muet » disparut de l’écran, humilié. Certains dirent que Louis B. Mayer, patron de la MGM, avait saboté sa carrière ; d’autres que sa voix, douce et théâtrale, convenait mal au nouvel art du micro. Toujours est-il que sa chute fut l’une des plus tragiques du cinéma américain.

D’autres reines du silence connurent le même sort : Norma Talmadge, au visage d’albâtre, dont la voix rauque ruina la carrière ; Clara Bow, la pétulante It Girl, dont l’accent de Brooklyn faisait rire dans les drames ; Colleen Moore, Corinne Griffith, Bebe Daniels — toutes victimes d’un art devenu bavard.

Quelques-uns réussirent pourtant la traversée. Greta Garbo, suédoise, fit de son accent un charme mystérieux. Son premier film parlant, Anna Christie (1930), fut lancé par la phrase publicitaire : « Garbo talks! » Et sa voix, grave et veloutée, laissa le public envoûté. Elle triompha de la transition par la force du mythe.

Charlie Chaplin, lui, résista. Il refusa le parlant, jugeant que la parole tuerait la poésie de son vagabond. Les Lumières de la ville (1931) et Les Temps modernes (1936) furent muets à une époque où le monde entier parlait déjà. Ce refus, presque religieux, fit de lui le dernier défenseur d’un âge disparu. Quand enfin il céda, dans Le Dictateur (1940), ce fut pour prononcer un discours humaniste devenu immortel — comme si la parole, après tant de silence, devait servir à autre chose qu’à dialoguer : à délivrer un message.

Buster Keaton, autre génie du muet, survécut difficilement. Sa voix était convenable, mais le système des studios ne voulait plus de son humour visuel et désespéré. L’art du gag, du geste, de la pantomime devint obsolète. Le parlant exigeait des mots, des scripts, des scénaristes. Le comique devint verbal, l’improvisation filmée devint rare.

Seuls ceux qui surent s’adapter, comme Laurel et Hardy, trouvèrent une nouvelle vie : leurs voix douces et complémentaires firent de leur duo une mécanique sonore aussi parfaite que visuelle.

Au-delà des carrières, c’est tout un langage qui s’effondra. Le muet avait inventé une syntaxe du regard, une grammaire de la lumière et du mouvement. Avec le parlant, la caméra dut se figer : les micros, lourds et fixes, enfermaient les acteurs dans des cabines insonorisées. Les réalisateurs perdirent la fluidité conquise par Murnau ou L’Herbier. Le cinéma, un instant, régresse.

Ce n’est qu’au début des années 1930, avec l’invention du micro mobile et du montage sonore, que l’image et la parole se réconcilient. Alors, un nouvel âge d’or s’ouvre : celui des musicals, des gangsters qui parlent vite, des romances aux dialogues étincelants. Mais la poésie muette, celle des visages qui parlaient sans mots, ne revint jamais.

L’arrivée du parlant fit des morts et des miracles. Elle créa des voix, mais perdit des âmes. Les plus grandes stars du muet furent les statues d’un temple abattu — magnifiques, muettes à jamais, figées dans le souvenir d’un art pur.

Et pourtant, leur silence hante toujours le cinéma. Car sans elles, la parole n’aurait jamais eu ce poids. Le premier mot d’Al Jolson, cette promesse — « You ain’t heard nothin’ yet! » — sonnait comme une annonce du futur ; mais pour les dieux du muet, c’était peut-être un adieu.