8 octobre 1891. Décès à Vienne de Jakob Eduard Polak, le médecin juif de Bohême qui enseigna la médecine moderne aux Persans.

À Vienne, dans les années 1840, la médecine était devenue un art savant et presque impérial. Dans les amphithéâtres de l’Hôpital général, on disséquait les cadavres à la lueur des lampes à huile, on décrivait les organes avec la précision d’un géographe traçant les contours d’un empire invisible. C’est là, au cœur de cette capitale où la science se mêlait à la musique et à la bureaucratie, qu’un jeune médecin juif de Bohême, Jakob Eduard Polak, termina ses études, sans savoir qu’il allait devenir, quelques années plus tard, un pionnier de la modernité médicale… à des milliers de kilomètres de là, au pied de l’Elbourz, dans la poussière dorée de Téhéran.
Né en 1818 dans un petit village de Bohême, Polak appartenait à cette génération de Juifs instruits que l’émancipation partielle de l’époque des réformes avait rendus possibles mais non encore libres. Il gravit les échelons de l’éducation impériale : d’abord Prague, puis Vienne, où il obtint son doctorat en médecine en 1845, puis en chirurgie en 1847. Il suivit également une formation d’obstétrique, se distinguant par la rigueur et la précision du geste.
Les hôpitaux viennois regorgeaient alors d’idéaux scientifiques et d’ambitions frustrées. Polak, sans appuis familiaux puissants, trouva difficilement un poste stable. Médecin d’usine, praticien de province, il erra un temps d’un emploi à l’autre. C’est alors qu’un concours de circonstances, et peut-être une recommandation d’un collègue du ministère de la Guerre, changea sa vie : l’Autriche impériale, dans un mouvement de diplomatie savante, allait envoyer une mission d’instruction à la cour du Shah de Perse. Et on avait besoin d’un médecin
La Perse, sous le jeune Nasser-ed-Din Shah Qajar, rêvait de se réformer. Son Premier ministre, Amir Kabir, homme d’une intelligence rare, voulait rompre avec le déclin des siècles précédents. Pour redonner à son pays une stature, il décida de créer à Téhéran une école inspirée des académies européennes : le Dār al-Fonūn, la « Maison des sciences ». On y enseignerait la géométrie, la balistique, la chimie, la médecine — autant de disciplines que la Perse connaissait à travers des livres anciens mais non sous leur forme moderne.
Le choix de l’Autriche plutôt que de la France ou de la Grande-Bretagne n’était pas anodin. L’Autriche n’avait ni ambitions coloniales, ni rivalités religieuses dans la région. Elle offrait le prestige sans la menace. Vienne accepta d’envoyer une petite équipe d’experts : un ingénieur, un artilleur, un géographe — et Polak, pour enseigner la médecine.
Polak accepta sans hésiter. Pour un homme comme lui, c’était une chance unique : l’occasion de se faire un nom, d’appliquer la science dans un terrain neuf, et d’échapper aux limites que son origine imposait encore dans la société viennoise.
En 1851, il embarqua à Trieste sur un navire à destination de Constantinople. Le voyage dura plusieurs mois : mer Égée, Bosphore, mer Noire, puis traversée de la Mésopotamie et des montagnes. Lorsqu’il arriva à Téhéran, il découvrit une ville qui n’avait rien de la Vienne ordonnée et policée : des bazars bruissants, des minarets, des caravanes chargées d’épices, et un palais où l’Orient et l’Occident se croisaient déjà dans le décor.
Les premiers mois furent rudes. Polak ne parlait pas le persan ; ses élèves ignoraient le latin et le français. Les cours étaient traduits mot à mot par un interprète, et il fallait inventer le vocabulaire médical au fur et à mesure. Les Persans n’avaient pas de mots pour dire « nerf », « poumon », ou « artère » dans le sens anatomique moderne.
Dans une salle nue, Polak dessinait à la craie les organes sur des planches, expliquant la circulation du sang, la respiration, les causes invisibles de la maladie. Il enseigna d’abord sur des modèles, puis — après de longues négociations avec les autorités religieuses — obtint la permission d’effectuer des dissections humaines, une pratique jusque-là impensable dans le monde islamique.
Ce fut un choc : pour la première fois, des étudiants persans virent un corps ouvert dans un but scientifique.
Polak tenait tête aux résistances avec calme et patience. Il croyait que la science pouvait être comprise partout, si on la présentait avec respect.
Sa réputation monta rapidement. En 1855, le Shah le nomma médecin personnel de la cour. Polak entra alors dans un univers fastueux et périlleux, celui des intrigues et des privilèges. Il soignait les princes, les vizirs, les femmes du harem — souvent dans le secret. Il pratiquait des opérations chirurgicales inédites à Téhéran, notamment dans le traitement des calculs vésicaux, endémiques dans le pays.
Les habitants voyaient en lui un magicien européen. Mais Polak, toujours méthodique, consignait ses interventions dans des carnets : poids des pierres, âge des patients, techniques employées, résultats, décès.
Dans un rapport adressé à Vienne, il mentionna 158 opérations de la vessie, certaines réalisées sous anesthésie au chloroforme — innovation à peine répandue en Europe.
Une fois, après la mort d’un patient d’origine noble, la rumeur courut qu’il avait profané un corps. Polak dut se cacher plusieurs jours dans le quartier arménien, jusqu’à ce que le Shah lui accorde sa protection personnelle. Cet épisode montre combien la modernité médicale, pour s’implanter, devait affronter non seulement les limites techniques, mais aussi les représentations du sacré et du corps.
En dehors de ses heures de cours et de soins, Polak voyageait. Il visitait les villes saintes, les montagnes du nord, les villages des plaines. Il observait les coutumes, la vie agricole, la condition des femmes, les maladies endémiques.
Son regard, précis mais bienveillant, faisait de lui non seulement un médecin, mais un ethnographe avant la lettre. Il notait les remèdes traditionnels, les légendes, la structure des familles, la langue.
Ces observations donneront plus tard son grand livre, Persien: das Land und seine Bewohner (1865), où la science et la curiosité humaine se rejoignent. Ce n’est pas un récit d’explorateur ni un rapport colonial, mais un portrait vivant d’un pays en transition.
En 1860, après neuf ans en Perse, Polak quitta Téhéran. Le climat, les intrigues de cour, la nostalgie de l’Europe l’avaient épuisé. Le Shah, reconnaissant, lui remit l’Ordre du Soleil et du Lion.
De retour à Vienne, il retrouva une ville plus froide que dans ses souvenirs. Mais il avait désormais un nom : on le consultait comme spécialiste du monde persan, on l’invitait à parler des réformes orientales, et il devint professeur de persan à l’université.
Il publia, donna des conférences, entretint une correspondance avec les médecins iraniens formés sous sa direction.
Dans ses dernières années, il aimait raconter les visages de ses élèves du Dār al-Fonūn : « Ils ne savaient rien du scalpel, disait-il, mais ils avaient l’ardeur de comprendre le corps comme une mécanique divine. »
Polak mourut à Vienne le 8 octobre 1891, à soixante-treize ans. Sur sa tombe du Zentralfriedhof, ses amis firent graver un vers inspiré de Saadi :
«Der Ewige schließt kein Thor, er öffnet denn ein anderes zuvor.»
«L’Éternel ne ferme jamais une porte sans en ouvrir d’abord une autre.»
Ce choix n’était pas anodin : un médecin juif d’Europe, inspiré d’un poète musulman de Shiraz — symbole parfait de ce qu’avait été sa vie, entre les mondes.
Jakob Eduard Polak ne fonda pas une dynastie médicale, ni une école en son nom. Mais son passage en Perse laissa une empreinte durable : il forma les premiers médecins iraniens modernes, transmit les bases de la chirurgie scientifique, introduisit l’hôpital et la clinique comme institutions.
Ses élèves continuèrent après lui, et le Dār al-Fonūn devint le noyau de la future Université de Téhéran.
Aujourd’hui encore, dans les cercles médicaux iraniens, on cite son nom parmi ceux des fondateurs — un Autrichien discret qui sut enseigner sans humilier, réformer sans détruire, et soigner sans conquérir.