12 octobre 1910. Naissance de Norbert Glanzberg, le compositeur sans patrie, à la croisée des langues et des blessures.

Parmi les ombres et les mélodies du siècle, la vie de Norbert Glanzberg semble une fugue sans fin — entre la Bavière et Montmartre, entre l’exil et la chanson, entre la douleur et la lumière.
Norbert Glanzberg naît le 12 octobre 1910 à Rohrbach, en Bavière, dans une famille juive originaire de Galicie. Son père, tailleur, avait quitté la Pologne austro-hongroise pour chercher en Allemagne un abri et une dignité. Dans le petit appartement où l’on parle un allemand teinté d’accent étranger, le piano est à la fois un meuble et une promesse : le jeune Norbert y découvre son premier langage.
Très tôt, il manifeste une précocité stupéfiante. Élève au Conservatoire de Würzburg, puis à celui de Munich, il étudie la composition avec Hermann Zilcher, héritier de Reger. Dans les années 1920, il écrit des pièces pour piano et de la musique de chambre — encore marquées par le romantisme tardif, mais déjà colorées d’une sensibilité d’Europe centrale.
La République de Weimar offre à ce jeune juif bavarois un espace fragile de liberté. Mais bientôt, la musique se tait : en 1933, la haine chasse la culture.
L’arrivée d’Adolf Hitler ferme brutalement toutes les portes aux musiciens juifs. À vingt-trois ans, Glanzberg comprend qu’il n’a plus d’avenir en Allemagne. Commence alors son errance : Vienne, Budapest, puis Paris, où il arrive en 1935. Il ne parle pas bien français, mais Paris accueille les exilés comme une auberge du monde.
Il joue dans les cabarets, arrange pour d’autres, compose des musiques de scène. En 1937, Jean Renoir lui confie la composition de plusieurs thèmes de La Grande Illusion. Le film triomphe, mais son nom n’apparaît pas au générique — trop étranger, trop facile à effacer. C’est la première gloire, et déjà la première disparition.
C’est à Paris qu’il rencontre Édith Piaf. La chanteuse reconnaît aussitôt, derrière la réserve de ce jeune homme, quelque chose d’elle-même : une blessure ancienne, une solitude vivante. Entre eux, l’affection est immédiate, absolue. Piaf le prend sous sa protection, l’introduit dans son cercle, et bientôt sur scène.
Pendant l’Occupation, ce lien devient vital : Glanzberg, juif étranger, est arrêté puis interné à Nîmes. Piaf intervient, le fait libérer, le cache, lui procure de faux papiers. Il survit grâce à elle et à quelques amis sûrs. Sous des pseudonymes, il continue à composer — notamment pour Tino Rossi, avec Ma ritournelle et J’avais vingt ans, chansons sans signature, comme des lettres jetées à la mer.
Plus tard, il dira :
« J’étais un homme invisible. Je ne pouvais exister qu’en musique. »
La Libération venue, Paris se remet à chanter, et Glanzberg retrouve le clavier de Piaf. Ensemble, ils signent certaines des plus belles pages du répertoire français :
  • Padam… Padam… (1951), chanson du souvenir obsédant,
  • Les Flonflons du bal (1953), mélancolie de fête foraine,
  • Les Amants d’un jour (1956), drame minuscule dans une chambre d’hôtel,
  • Mon manège à moi (1958), valse enivrante de l’amour absolu.
Mais Glanzberg écrit aussi pour les autres grandes voix du temps.
Pour Yves Montand, Les enfants qui s’aiment et Moi j’m’en fous ;
pour Juliette Gréco, Je hais les dimanches ;
pour Cora Vaucaire, Le petit bal perdu et Les escaliers de Montmartre ;
pour Catherine Sauvage, Les bateaux de papier ;
et pour Patachou, La chanson de l’homme heureux.
Chacune de ces chansons porte sa signature cachée : un goût de mineur, une modulation inattendue, une pudeur harmonique. Derrière la simplicité des airs se dissimule l’art d’un compositeur classique. Ses chansons sont des lieder populaires, des prières travesties en mélodies de bal.
Norbert Glanzberg ne chercha jamais la gloire. Ses chansons firent le tour du monde, mais son nom resta souvent dans l’ombre de ses interprètes. Survivant, il semblait avoir choisi la discrétion comme seconde peau. Pourtant, à travers Montand, Gréco, Piaf ou Vaucaire, il fut la voix intime de la France d’après-guerre — celle qui réapprenait à aimer après la peur.
À partir des années 1970, Glanzberg retourna vers la musique instrumentale. Il y chercha la paix, mais aussi la vérité de sa propre histoire. Il composa les Ghetto Songs, sur des poèmes écrits dans les ghettos de Pologne, la Suite Yiddish, le poignant Camp de Gurs, et un Cantique des Cantiques empreint de mysticisme.
Ces œuvres, longtemps restées confidentielles, furent redécouvertes à partir des années 1990 lors de concerts et de festivals consacrés aux compositeurs de l’exil. Peu à peu, leur beauté grave et leur humanité les firent reconnaître comme une part essentielle du patrimoine musical juif européen.
Elles témoignent d’une même ferveur : celle d’un homme qui n’avait jamais cessé de croire à la musique comme refuge et rédemption.
Le style de Glanzberg échappe aux écoles. Il marie la discipline allemande, la mélancolie yiddish et la clarté française.
De Reger et Brahms, il retient la construction ; de Schubert, la tendresse lyrique ; de Kurt Weill, la liberté du cabaret ; et de la chanson populaire, l’art de dire l’indicible sans emphase.
Dans Padam… Padam…, les harmonies tournent en cercles modulants comme dans un lied ; dans Mon manège à moi, la valse se mue en tango viennois travesti ; dans les Ghetto Songs, le chagrin devient prière.
Glanzberg est un passeur. Il réconcilie des mondes que la guerre avait séparés : la rigueur et la passion, le sacré et le profane, la langue juive et la langue française. Là où tant d’autres crièrent leur douleur, il la fit chanter — doucement, obstinément.
Au tournant des années 2000, une voix nouvelle fit renaître celle du compositeur : Isabelle Georges, comédienne et chanteuse à la sensibilité lumineuse. Découvrant l’œuvre de Glanzberg, elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’un simple auteur de chansons, mais d’un témoin majeur du XXᵉ siècle.
De cette rencontre posthume naquit le spectacle Une étoile et moi, créé à Paris en 2003, au Théâtre La Bruyère, puis joué dans le monde entier : Londres, Berlin, New York, Tel-Aviv, Montréal.
Conçu comme un dialogue entre la chanteuse et l’ombre du compositeur, le spectacle tissait les grandes chansons populaires (Padam, Les Flonflons du bal, Mon manège à moi) et les pages plus graves (Ghetto Songs, Camp de Gurs).
Le titre venait d’une chanson tardive de Glanzberg : Une étoile et moi, méditation sur la solitude du survivant et la persistance du rêve.
Frédérik Steenbrink, pianiste et compagnon d’Isabelle Georges, signait les orchestrations : un mélange de jazz, de musique de chambre et d’échos klezmer.
La critique fut unanime. Le Monde salua « un travail d’orfèvre où la passion se fait mémoire ». Le Figaro parla d’« une réhabilitation lumineuse ». Et le Times de Londres écrivit :
« Isabelle Georges ne ressuscite pas Glanzberg : elle le prolonge.»
Pour la chanteuse, ce projet fut une rencontre intime :
« Ce n’est pas moi qui ai choisi Norbert Glanzberg. C’est lui qui m’a trouvée. Il m’a confié sa musique pour que je la porte plus loin. »
Grâce à elle, Glanzberg retrouva sa voix. Dans les salles où résonnaient à nouveau Padam ou les Ghetto Songs, le public entendait plus qu’une mélodie : un destin, un souffle revenu du silence.
Et dans le dernier écho de Une étoile et moi, on croit percevoir la voix du compositeur, reconnaissante, apaisée :
« Je suis toujours là, tant que quelqu’un me chante. »
Norbert Glanzberg fut l’un de ces artisans secrets qui ont donné à la France ses mélodies les plus universelles. Son œuvre, à la croisée des langues et des blessures, témoigne qu’il existe des musiques qui survivent à tout — aux frontières, aux guerres, à l’oubli.
Entre la rigueur allemande et la ferveur yiddish, il trouva une troisième voie : celle du cœur.
Et c’est là, sans doute, que demeure encore son royaume invisible — quelque part entre un piano, une étoile, et la voix d’une femme qui continue de le chanter.