Il est des voix qui ne se contentent pas de chanter : elles traversent les océans, transportent avec elles une langue, un monde, une mémoire. Celle de Seymour Rexite — né Shayele Rechtzeit en 1914 à Piotrków Trybunalski, petite ville de Pologne centrale — fut de celles-là.
Fils d’un khazn, un chantre respecté de la synagogue locale, le jeune Shayele grandit dans un foyer où la prière, le théâtre et la mélodie tissaient déjà les fils d’un même art. Avant même d’avoir dix ans, on le surnommait « le petit miracle » : à huit ans, il gagnait déjà de quoi aider sa famille grâce à son chant, interprétant des romances yiddish sur les scènes communautaires et dans les cafés populaires.
L’année 1920 marqua le grand départ. La Pologne sortait à peine de la guerre, et les Rechtzeit rêvaient de l’Amérique. Le père, Abraham, partit le premier avec ses fils aînés, Seymour et Jack. Ils débarquèrent à New York avec, pour tout bagage, quelques vêtements, un rouleau de prières et un talent de chanteur qu’on disait céleste. Mais les lois d’immigration américaines, durcies à l’extrême, empêchèrent la mère et les plus jeunes de les rejoindre.
Alors le petit chanteur fit ce que les adultes n’osaient imaginer : il décida de plaider sa cause en chanson. Selon la tradition désormais entrée dans la légende du théâtre yiddish, il chanta devant le président Calvin Coolidge lui-même. Sa voix d’enfant, pure et bouleversante, fit tomber la barrière bureaucratique : les papiers furent signés, et la famille put traverser l’océan. L’histoire fut racontée pendant des décennies comme la première grande victoire de la voix yiddish en Amérique.
Très vite, Seymour devint une figure familière du Yiddish Theater District, cette constellation de salles sur la Deuxième Avenue où battaient alors le cœur et la nostalgie du monde juif immigré.
À treize ans, il remplaça au pied levé le grand Ludwig Satz dans The Rabbi’s Melody et en devint la vedette. On accourait pour voir « le vunderkind » : mince, les yeux sombres, la voix claire comme un violon. On le vit ensuite dans The Song of the Ghetto, dans des opérettes, puis sur les ondes : en 1927, il entrait dans la radio naissante, chantant en yiddish pour des auditeurs dispersés à travers tout le continent.
L’enfant prodige devint un jeune homme élégant et sûr de lui, que certains producteurs américains rêvèrent de transformer en star du music-hall. Il chanta parfois avec les frères Dorsey, fit des incursions dans le répertoire américain, mais resta fidèle à sa langue. “If I can sing in Yiddish, I am home,” disait-il.
Il choisit donc de rester le héraut d’un monde linguistique et sentimental en train de disparaître.
En 1943, il épousa Miriam Kressyn, actrice, chanteuse et traductrice d’un immense talent. Ensemble, ils formèrent un couple artistique unique.
Pendant près d’un demi-siècle, ils animèrent sur la station WEVD un programme quotidien où ils mêlaient chansons américaines traduites en yiddish, romances populaires et refrains de leur propre composition.
Miriam adaptait en yiddish les succès de Broadway ou de Frank Sinatra ; Seymour les chantait avec une élégance ironique, sans jamais trahir l’âme de la langue. Le public, des milliers d’auditeurs dans tout le pays, retrouvait dans ces émissions la douceur d’un monde perdu et la modernité d’un autre.
Ils enregistrèrent des centaines de titres pour RCA Victor, Columbia, Banner Records ; ils jouèrent sur scène, participèrent à des films yiddish (Mayn Yidishe Mame, 1930), et restèrent jusqu’au bout les visages vivants du théâtre et de la chanson yiddish américaine.
Seymour Rexite n’était pas seulement un chanteur ; il fut un passeur. Président de la Hebrew Actors’ Union, il défendit la dignité d’une profession marginalisée à mesure que le yiddish se retirait des grandes scènes.
Quand la Deuxième Avenue s’éteignit, quand les théâtres fermèrent et que la radio se modernisa, lui continua : il chantait pour les survivants, les nostalgiques, les enfants qui ne parlaient plus la langue de leurs parents mais la reconnaissaient encore au timbre de sa voix.
Miriam mourut en 1996. Seymour, désormais seul, continua d’habiter un petit appartement de Greenwich Village, entouré de disques, de partitions et de souvenirs. Il s’éteignit le 14 octobre 2002, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, et fut enterré sous son nom d’origine, Rechtzeit, au cimetière du Mont Hebron, dans la section du théâtre yiddish.
Dans la mémoire des auditeurs de WEVD et des amateurs de théâtre yiddish, Seymour Rexite reste ce chanteur élégant et mélancolique, qui avait trouvé le moyen de faire dialoguer la langue de ses pères avec la musique de son siècle.
Il fut un trait d’union entre la Pologne et Broadway, entre la prière et la chanson, entre le monde des shtetls et celui des gratte-ciel.
Et si l’on tend bien l’oreille, sur quelques vieux 78 tours rayés, on peut encore entendre son accent d’enfant de Piotrków, murmurant :
« Mayn lid iz mayn heym — Ma chanson est ma maison. »
