4 novembre 2013. Décès de Chana Mlotek, la mémoire chantée du peuple yiddish.

Elle naît à Brooklyn le 9 avril 1922, sous le nom d’Eleanor “Chana” Gordon, dans une Amérique qui, pour beaucoup d’immigrés juifs d’Europe orientale, représente à la fois la sécurité et le vertige de l’oubli. Ses parents parlent yiddish à la maison ; elle l’apprend non comme une langue étrangère, mais comme la respiration naturelle du quotidien.
Enfant, Chana fréquente les écoles du Sholem Aleichem Folk Institute, où les poèmes d’Itsik Manger et les chants populaires de Vilna ou Lodz sont étudiés avec la même ferveur que les textes bibliques. La musique et la langue forment son double cordon vital.

Diplômée de Hunter College, elle choisit d’unir le français, la musique et le yiddish : un triangle de fidélité, de culture et d’expression. En 1944, à vingt-deux ans, la jeune Chana entre comme assistante à l’Institut YIVO, ce sanctuaire de la culture yiddish transplanté de Vilna à New York. Elle travaille sous la direction du grand linguiste Max Weinreich, fondateur de la sociolinguistique du yiddish. Les archives du YIVO bruissent encore des voix sauvées des pogroms et des guerres ; Chana y apprend la rigueur documentaire, mais aussi l’humilité du collecteur qui sait que chaque feuille d’un cahier de chansons peut contenir la trace d’un monde perdu.

En 1948, elle part à Los Angeles suivre les premiers cours de folklore yiddish organisés par Weinreich à l’UCLA : elle y découvre une discipline nouvelle, où l’on traite la chanson comme un texte historique, une mémoire collective mise en musique. Le folklore, pour elle, ne sera jamais une nostalgie, mais un instrument d’exactitude.

Peu après, elle rencontre Joseph (Yosl) Mlotek, survivant de la Shoah, pédagogue du Workmen’s Circle et militant de la culture ouvrière juive. Ils s’épousent en 1949. Leur maison du Bronx devient, au fil des décennies, un lieu de passage pour chanteurs, poètes, conteurs et étudiants venus raconter les refrains de leurs parents. Autour du piano, Chana note, compare, recoupe. On chanterait chez elle comme on prierait : pour que la langue continue de vivre.

À partir de 1970, le couple tient dans le quotidien yiddish Der Forverts une chronique hebdomadaire devenue légendaire :
« Perl fun der yidisher poezie » — Perles de la poésie yiddish. Les lecteurs y envoient des bribes de couplets, des fragments de mélodies, des souvenirs parfois incertains : une chanson de mariage à Białystok, un air de berceuse d’Odessa, un refrain de partisans oublié dans un grenier. Chana et Yosl enquêtent, décryptent, identifient, traduisent. Ils retrouvent les auteurs, les lieux, les dates, restituent les versions complètes et publient le résultat avec rigueur et tendresse. Bien avant l’ère d’internet, leur chronique invente une mémoire participative du peuple yiddish, un immense chant collectif écrit à plusieurs millions de mains.

De ces enquêtes naissent plusieurs volumes devenus canoniques.
En 1972, le Workmen’s Circle publie Mir trogn a gezang (Nous portons un chant), recueil de chansons populaires et théâtrales où le mot yiddish retrouve sa musique.
En 1988, paraît Pearls of Yiddish Song, rassemblant 115 titres, de Tumbalalayke à Zog nit keynmol, avec partitions et commentaires historiques.
Puis viennent Songs of Generations (2004), Pearls of Yiddish Poetry (2010), et l’édition commentée des Yiddish Folksongs from the Ruth Rubin Archive (2007).
Ces livres, à la fois précis et vibrants, deviennent les bibles des chanteurs, des metteurs en scène, des enseignants et des chercheurs : grâce à Chana Mlotek, la chanson yiddish sort des greniers pour entrer dans les bibliothèques.

En 1984, elle retrouve son poste au YIVO, cette fois comme archiviste musicale à plein temps.
Elle fonde le Y. L. Cahan Folklore Club, recense les milliers de partitions du fonds, enregistre les témoins, décrit chaque motif mélodique, chaque influence slave ou hassidique. Les musiciens, les cantors et les metteurs en scène viennent la consulter comme on irait à la source.
Un journaliste dira d’elle qu’elle « écoute les morts ». Isaac Bashevis Singer, lui, la surnommera, avec Yosl, les « Sherlock Holmes de la chanson yiddish ».

Leur œuvre est aussi une histoire d’amour : l’amour d’une langue, d’une mémoire et d’un peuple dispersé. Le yiddish, qu’on avait voulu enterrer avec les shtetls d’Europe, retrouve chez eux une respiration ; il se fait chant de transmission. Chaque mélodie devient une preuve de survie.

Veuve depuis 2000, Chana continue à publier, à conseiller, à recevoir des élèves du monde entier.
En 2003, le Milken Archive et le Jewish Theological Seminary lui décernent un Lifetime Achievement Award pour l’ensemble de son travail : hommage à la gardienne d’une mémoire sonore. Jusqu’à la fin, elle collabore au Forward, aidant à numériser les archives, veillant à ce que les voix du passé trouvent leur place dans l’avenir numérique.

Chana Mlotek s’éteint à New York, le 4 novembre 2013, à 91 ans. Son héritage ne repose pas dans des volumes, mais dans les milliers de voix qui continuent de chanter. Ses deux fils prolongent le flambeau : Zalmen Mlotek, directeur artistique du National Yiddish Theatre Folksbiene, perpétue sur scène la tradition familiale ; Mark Mlotek siège au conseil du Forward et défend la culture yiddish dans les institutions.

Dans la mémoire juive moderne, peu de figures ont su unir, avec une telle clarté, la rigueur de l’archiviste et la ferveur du témoin. Chana Mlotek n’a pas seulement recueilli des chansons : elle a sauvé une langue de son silence. Là où d’autres ont écrit des livres d’histoire, elle a laissé des refrains. Et dans ces refrains — portés de bouche en bouche, d’école en scène, de New York à Tel-Aviv, de Varsovie à Montréal — bat encore le cœur du yiddish.