5-6 novembre 1923. Les émeutiers de la faim dans le Scheunenviertel de Berlin se retournent contre les Ostjuden, ces Juifs d’Europe de l’Est qui parlent encore le yiddish.

Berlin, à l’automne 1923, n’est plus une capitale mais un champ de ruines économiques.
Dans les vitrines, les étiquettes changent trois fois par jour ; un œuf coûte des millions de marks, un pain l’équivalent d’un mois de salaire, et les billets, imprimés à la hâte sur du papier grossier, n’ont plus de valeur que pour allumer les poêles.
L’Allemagne vit au rythme de l’hyperinflation — une folie chiffrée où les fortunes s’évaporent, où les salariés sont payés deux fois par jour pour courir aussitôt dépenser leur solde avant qu’elle ne fonde, où les ménagères échangent des alliances contre un sac de pommes de terre.
Dans les rues de Berlin, la faim et la honte forment un mélange explosif : les anciens combattants mendient, les enfants fouillent les poubelles des hôtels, et les vitrines de denrées deviennent des symboles de provocation.
C’est dans ce climat de désespoir que, le 5 novembre 1923, éclate la plus violente des émeutes de la faim de la République de Weimar.
Le lieu n’est pas anodin : le Scheunenviertel, au nord-est du centre, ce quartier que les Berlinois appellent, avec un mépris mêlé de peur, « le ghetto ».
Depuis la guerre, il s’est rempli de réfugiés venus de Pologne, de Lituanie, de Galicie — des Ostjuden, Juifs de l’Est fuyant les pogroms ou la misère, parlant yiddish dans la rue, vêtus de caftans usés, vendant des vêtements d’occasion ou des fruits secs dans des échoppes exiguës.
Aux yeux de nombreux Berlinois, ces étrangers incarnent tout ce que la crise a rendu haïssable : l’altérité, la pauvreté visible, l’incompréhension mutuelle.
Ce lundi-là, la foule se rassemble d’abord sans but clair.
Les cris parlent de faim, de pain, de prix impossibles.
Puis quelqu’un hurle : « Raus mit den Ostjuden ! » — dehors les Juifs de l’Est ! — et la colère prend une direction.
Les slogans se mêlent : Pain ! et À bas les profiteurs !
Dans le tumulte, l’amalgame se fait naturellement : les « profiteurs », ce sont ces commerçants juifs accusés de spéculer sur la farine, de trafiquer la monnaie, d’être complices du chaos.
Des pierres volent, des vitres éclatent, des vitrines de tailleurs ou de boulangers marquées de noms yiddish sont brisées.
Des groupes d’adolescents, souvent au chômage, menés par quelques agitateurs, envahissent les boutiques en criant : « On nous vole notre pain ! »
Les coups pleuvent.
Des hommes sont tirés dehors, battus, dépouillés.
Des femmes s’enfuient en hurlant ; des enfants pleurent sur le trottoir.
Le soir venu, le Scheunenviertel n’est plus qu’un champ de débris : charrettes renversées, papiers brûlés, morceaux de verre qui scintillent sous les lampadaires.
La police, d’abord absente, intervient tardivement — trop tard.
Plusieurs témoins affirment qu’elle s’en est prise autant aux Juifs qu’aux émeutiers ; d’autres qu’elle a détourné le regard.
La presse internationale, elle, ne s’y trompe pas.
Le Manchester Guardian parle d’« une offensive antisémite soigneusement dirigée contre les Juifs et les personnes à apparence juive ».
Des journaux français et autrichiens évoquent un « pogrom de la faim ».
Le mot est excessif peut-être, mais il traduit une vérité : la misère économique, ce jour-là, a pris le visage familier de la haine.
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Rien, dans les archives, ne prouve une planification centrale.
Pourtant, les émeutes de 1923 ne naissent pas dans un vide politique.
Depuis la défaite de 1918, l’Allemagne bruisse des rumeurs du « coup de poignard dans le dos » : le pays, dit-on, n’a pas été vaincu sur le front mais trahi à l’arrière, par les socialistes, les pacifistes — et surtout les Juifs.
Les anciens des corps francs, ces unités paramilitaires démobilisées mais non désarmées, hantent encore les rues.
Beaucoup se sont ralliés à des ligues nationalistes, le Stahlhelm, la Deutschvölkische Freiheitspartei, ou de petits groupuscules liés au NSDAP naissant.
Ils répandent le même discours : l’Allemagne meurt de la spéculation juive et du cosmopolitisme de Berlin.
Dans les jours précédant l’émeute, des tracts circulent : « Le peuple a faim pendant que les trafiquants s’enrichissent ».
Des témoins parleront de jeunes gens « d’allure militaire », brassards dissimulés sous leurs manteaux, mêlés à la foule du Scheunenviertel.
Aucune organisation ne revendiquera la journée, mais leur empreinte idéologique est là, palpable : la faim fournit le carburant, la propagande la direction.
Les rapports de police mentionnent que plusieurs agitateurs criaient aussi des mots d’ordre contre les communistes.
Ainsi, dans le même cri « Dehors les Juifs ! » s’entendait la double peur qui obsède la droite allemande : celle de l’étranger et celle du bolcheviks.
Les émeutes de Berlin ne furent donc ni un pogrom ordonné, ni une simple révolte de misérables, mais un point de jonction entre détresse et idéologie — un laboratoire où s’essaya, pour la première fois à grande échelle, le mélange de la haine raciale et de la rage sociale.
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Le lendemain, Berlin se réveille dans la honte et la confusion.
La presse social-démocrate (Vorwärts, Freiheit) dénonce les violences antisémites mais souligne leur origine sociale : « Ce ne sont pas des pogromistes, ce sont des affamés », écrit un éditorial.
La presse libérale, comme le Berliner Tageblatt, hésite : solidarité instinctive envers les victimes, mais crainte d’alimenter les clichés du « pouvoir juif ».
Le Tageblatt évoque « des troubles à caractère social », évitant soigneusement le mot Jude.
Les journaux nationalistes, eux, trouvent les mots du mépris élégant : ils parlent d’un « sursaut du peuple contre les profiteurs étrangers ».
À l’étranger, le ton est tout autre.
Le Manchester Guardian, Le Matin, The New York Times décrivent un pogrom urbain ; certains rappellent les pogroms de Russie d’où étaient venus justement ces Juifs de l’Est, chassés d’un enfer pour tomber dans un autre.
L’opinion mondiale s’étonne : Berlin, capitale de la modernité, pouvait-elle redevenir une ville de chasse aux Juifs ?
Mais très vite, l’événement disparaît des journaux allemands.
Le gouvernement Stresemann stabilise la monnaie : un mark nouveau, le Rentenmark, efface d’un coup le cauchemar de l’inflation.
On veut tourner la page.
Les « troubles » du Scheunenviertel deviennent une parenthèse embarrassante, à ranger avec les souvenirs d’humiliation nationale.
Seuls les journaux juifs, comme la Jüdische Rundschau, osent écrire : « Ce n’est pas la faim qui a frappé nos frères, c’est la haine. »
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Pour les ligues völkisch et les embryons du parti hitlérien, les émeutes furent une révélation : le peuple allemand pouvait être mis en mouvement contre les Juifs sans mot d’ordre officiel, par simple contagion de désespoir.
Les journaux d’extrême droite publièrent des textes cyniques :
« Là où le peuple a faim, il chasse les Juifs », pouvait-on lire dans le Völkischer Beobachter.
L’idée allait faire fortune.
Elle justifiait tout : si la haine populaire n’est qu’un réflexe de survie, alors la persécution devient un acte d’hygiène nationale.
Ainsi, les émeutes du Scheunenviertel, effacées du discours officiel, furent conservées par la droite comme mythe d’origine : la preuve que la rue allemande, quand elle souffre, « reconnaît ses ennemis ».
Après 1933, le souvenir de 1923 n’est presque jamais évoqué, mais il reste sous-entendu.
Dans les brochures locales, le quartier du Scheunenviertel devient le symbole de la « dégénérescence juive » ; des photographes du régime viennent y saisir des images de pauvreté pour illustrer la nécessité de la « purification raciale ».
Ce qui fut jadis la scène d’une émeute devient un dossier à charge : un argument visuel au service du meurtre d’État.
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Après 1923, le Scheunenviertel entre dans la zone d’ombre où s’effacent les défaites morales d’un pays.
Les émeutes de la faim disparaissent dans la poussière des années.
La République préfère les néons de la modernité aux lampes fumeuses des ruelles juives.
On construit, on nettoie, on oublie.
Les écrivains, eux, en gardent la trace.
Alfred Döblin, médecin dans ces rues, en fera la matière invisible de Berlin Alexanderplatz (1929).
Il n’y nomme pas le Scheunenviertel, mais son roman respire son air étouffé : les foules errantes, la faim, la violence diffuse.
Chez lui, les Juifs ne sont plus des cibles mais des figures fraternelles de la misère ; il a su reconnaître dans les pauvres de la Grenadierstraße une humanité commune.
Le cinéma, lui aussi, en garde des échos : Die Straße (1923),
Asphalt (1929), M (1931) montrent une foule inquiète, une ville-labyrinthe où la peur devient lynchage.
Dans Die Straße der Verlorenen (1925), on voit encore le Scheunenviertel réel : ses marchands juifs, ses soldats sans emploi, ses ruelles d’ombre.
L’écran a sauvé ce que la mémoire publique voulait effacer.
Après 1933, le quartier est vidé, « assaini », photographié pour les brochures antisémites.
Puis viennent la guerre et les ruines.
Quand l’Armée rouge entre à Berlin, le Scheunenviertel n’est plus qu’un nom sur une carte.
Les survivants juifs sont partis ou morts, et le silence couvre tout.
Il faudra attendre les années 1980 pour que des historiens — David Clay Large, Michael Wildt, Dan Diner — restituent la vérité :
ce qui s’était passé en novembre 1923 n’était pas une émeute anodine, mais un prélude, une répétition à petite échelle de la destruction morale à venir.
Le pogrom n’était pas né en 1938 ; il rôdait déjà dans les rues de Weimar, prêt à s’emparer de la moindre détresse.
Berlin redécouvre alors son fantôme.
On restaure quelques façades, on rouvre la Neue Synagoge, on pose des plaques.
Mais le Scheunenviertel, devenu quartier branché de Mitte, ne respire plus le même air.
Sous les cafés design, il y a des caves pleines de silence.
La mémoire ne revient pas en foule, mais en éclats — comme les morceaux de verre des vitrines brisées soixante ans plus tôt.
À l’angle de la Grenadierstraße et de la Auguststraße, une plaque rappelle simplement :
Hier wurden jüdische Einwohner Berlins Opfer eines Aufruhrs der Verzweiflung und des Hasses.
« Ici, des habitants juifs de Berlin furent les victimes d’une émeute de désespoir et de haine. »
C’est peu de mots, mais toute une époque y tient : la misère, la rumeur, la haine, le silence — et, au-dessus de tout cela, la lente naissance de ce monstre moral qu’on appellera plus tard le siècle allemand.
À peine deux jours plus tard, Hitler tenta de prendre le pouvoir dans la soirée du 8 novembre 1923. La tentative se déroula principalement à la Bürgerbräukeller, une brasserie de Munich.
La tentative échoua. Hitler fut arrêté et passa quelques mois à la prison de Landsberg. Il en profita pour y rédiger Mein Kampf…
(scène du Scheunenviertel en 1928)