26 novembre 1942. Au Hollywood Theater de New-York, première de Casablanca, le film le plus juif sans le dire de l’histoire du cinéma.

Photo de plateau du film Casablanca avec Humpfrey Bogart et Ingrid Bergman
On dit qu’au premier jour du tournage, Michael Curtiz se tenait à distance du plateau, les mains derrière le dos, immobile, comme un général qui examine un champ de bataille. Les projecteurs n’étaient pas encore chauds, les rideaux de brouillard n’avaient pas commencé à fumer, et pourtant Curtiz voyait déjà le film entier : non pas une romance, mais un drame de survie, un chant d’exil murmurant sous les répliques.
Car Michael Curtiz n’était pas vraiment Michael Curtiz.
Il était Mihály Kertész, Juif de Budapest, passé par l’Allemagne, échappé du fascisme, réfugié dans un Hollywood où l’on parlait autant le yiddish que l’anglais. Il savait que, pendant qu’il tournait, l’Europe brûlait. Dans sa poche, des télégrammes lui annonçaient, à demi-mots, l’arrestation ou la disparition de proches restés en Hongrie. Il tournait pour ne pas sombrer. Il tournait pour sauver quelque chose.
Mais Hollywood, lui, ne disait pas tout haut ce qui se passait.
Et c’est là que commence la grande pudeur — ou la grande peur — du cinéma américain.
Car en 1942, le mot Juif est un mot interdit sur les plateaux.
Pas par haine. Par calcul.
Les studios hollywoodiens, dirigés en grande partie par des Juifs d’Europe centrale — les Warner, Mayer, Laemmle, Zukor — redoutent une accusation que l’extrême droite américaine répète à la radio :
“Les Juifs d’Hollywood veulent pousser l’Amérique à entrer en guerre contre l’Allemagne.”
Les patrons tremblent. Le Congrès écoute ces discours. Les isolationnistes guettent.
Et puis il y a la censure : le Hays Code, le code d’auto-censure de Hollywood, qui exige d’éviter tout sujet “susceptible d’exciter la haine entre groupes raciaux ou religieux”.
Parler trop clairement de persécutions antijuives ?
Trop dangereux.
Trop “politique”.
Trop risqué pour le box-office du Middle West.
Alors Hollywood crée une fiction neuve :
les persécutés n’ont pas de nom, les réfugiés n’ont pas d’identité, la tragédie n’a pas de visage précis.
Et Casablanca devient ce miracle : un film sur la tragédie juive qui ne prononce jamais le mot “Juif”.
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Quand la caméra avance dans le Rick’s Café Américain, ce n’est pas un décor : c’est un camp de réfugiés déguisé en bar.
Les conversations se font en allemand, en hongrois, en français, en russe.
Les figurants ne jouent pas : ils revivent leur fuite.
Derrière le bar, un homme rond et doux, qui sourit avec une gentillesse presque maternelle : c’est S. Z. Sakall, né Jakob Grünwald à Budapest.
Il joue Carl, l’ami fidèle, le consolateur.
Mais ce sourire, si tendre, recouvre une nouvelle atroce : trois de ses sœurs, restées en Hongrie, ont été déportées. On ne les reverra pas.
Un peu plus loin, à la roulette, un autre visage : Marcel Dalio, né Israel Moshe Blauschild.
Le cinéma français faisait de lui un prince. L’Europe, elle, a fait de lui un fugitif.
En 1940, lui et sa jeune épouse Madeleine Lebeau fuient Paris, enchaînant faux visas, paquebots bloqués, consulats fermés. On pense à Transit d’Anna Seghers que nous avons évoqué dernièrement.
Hollywood les accueille — mais le cœur reste en France.
Pendant qu’il tourne la scène de la roulette, Dalio apprend que Vichy a placardé son portrait pour illustrer le stéréotype du “Juif”.
Son visage, autrefois aimé par Renoir, sert maintenant à humilier tout un peuple.
Il reçoit la nouvelle sans un mot, puis reprend son rôle.
Dans l’arrière-salle, un couple hésite, murmure, tremble.
Lui s’appelle Helmut Dantine. Ou plutôt : Helmut Guttmann.
Autrichien, arrêté pour activité anti-nazie, interné dans un camp de “rééducation”, libéré grâce au désespoir de ses parents, il a traversé l’Atlantique comme on traverse la mort.
Dans Casablanca, il joue un homme qui mise tout sur un jet de roulette. Mais pour lui, cela n’a rien d’une métaphore : il a réellement joué sa vie contre le hasard, les frontières, les visas.
Quand il regarde la roue tourner, son visage est celui d’un garçon qui a vu un camp à dix-neuf ans.
Et autour de lui, la foule chante, parle, se tait : ce sont, pour beaucoup, de vrais réfugiés juifs, parqués par la Warner dans ce décor de café marocain. Ils portent des vestes américaines trop neuves, mais leurs yeux viennent d’Europe.
Curtiz n’a pas besoin de leur donner des indications. Ils portent déjà la vérité en eux.
Et voici la seconde ironie du film :
le sinistre major Strasser, incarnation du nazisme, est interprété par Conrad Veidt, qui a fui l’Allemagne parce que sa femme est juive.
Veidt joue Hitler par haine d’Hitler. Il connaît la voix des uniformes, la politesse glacée, la brutalité qui se déguise en logique.
Quand il dit :
“We have ways of making men talk.”
il sait de quoi il parle.
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Et puis vient « la » scène.
Celle où les officiers allemands entonnent Die Wacht am Rhein, et où Victor Laszlo demande à l’orchestre :
“Play La Marseillaise.”
Au moment où l’orchestre attaque, quelque chose déraille dans le tournage. Le décor devient vrai. Les figurants pleurent vraiment.
Les voix tremblent. Le chant déborde.
Au centre du plan, une jeune femme pleure à chaudes larmes : Madeleine Lebeau, vingt ans, réfugiée deux fois, fuyant Paris comme on fuit un incendie.
Elle crie “Vive la France !” avec une détresse qui n’a rien à voir avec le scénario. De vraies larmes. Pas des larmes de glycérine.
Curtiz le sait. Il garde la prise.
Il comprend que ces larmes — larmes d’exil, larmes d’une fille arrachée à sa terre — sont l’âme du film.
Dans cette scène, la France devient synonyme d’Europe perdue, de dignité piétinée, de peuple persécuté.
Et même si le mot Juif n’est jamais prononcé, l’histoire qu’on entend derrière chaque voix est la leur.
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Bogart et Bergman n’ont pas connu l’exil.
Mais Curtiz les filme comme les réceptacles d’un drame plus grand qu’eux.
Victor Laszlo, interprété par Paul Henreid, est officiellement un chef de résistance tchèque.
Mais son profil — intellectuel d’Europe centrale, interné dans un camp nazi, traqué pour ce qu’il représente — fait de lui une figure quasi juive par allusion.
Henreid lui-même a fui l’Autriche après l’Anschluss.
Hollywood ne peut pas dire :
« C’est un Juif persécuté. »
Alors Hollywood dit :
« C’est un homme que les nazis veulent tuer. »
Tout le monde comprend.
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La scène finale — l’avion, le brouillard, le renoncement — ressemble à une parabole, mais c’est en réalité un miroir.
Autour du décor, dans l’ombre, il y a ces hommes et ces femmes qui, quelques mois plus tôt, ont réellement couru vers un paquebot ou un avion, de nuit, avec une valise à la main et la peur de ne jamais partir. Ils savent ce qu’est un adieu. Ils savent ce qu’est une frontière qui se referme.
Quand l’avion démarre, certains regardent ailleurs.
Trop de souvenirs.
Curtiz tourne la scène comme on ferme un livre.
Il sait que ce film ne parle pas seulement d’un amour sacrifié.
Il parle de toute une civilisation qui fuit, qui se rassemble dans un café fictif, qui chante une Marseillaise comme un Kaddish, qui pleure en silence, et qui espère vivre encore un peu.
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Si Casablanca émeut encore aujourd’hui, c’est parce qu’il superpose deux films :
– Le film visible : une histoire d’amour, de courage et de renoncement.
– Le film invisible : un chœur d’exilés juifs, un peuple sans nom, caché dans les silhouettes du Rick’s Café, chantant pour couvrir la peur, jouant pour survivre, filmant pour témoigner.
Hollywood ne pouvait pas dire la vérité.
Alors la vérité a trouvé un chemin par les larmes, les accents, les silences, les regards.
Et c’est ainsi que Casablanca est devenu, sans jamais le proclamer, le plus grand film juif jamais tourné sans le dire.