28 novembre 2013. Décès à New-York (Bronx) de Beyle Schaechter-Gottesman, poète, témoin et transmettrice de la flamme du yiddish.

Beyle Schaechter-Gottesman naît le 8 août 1920 à Czernowitz, alors en Roumanie, dans une ville où le yiddish est encore une langue vécue : langue du marché, de la cour d’école, de la chanson. Dans la maison familiale, cette présence est renforcée par deux figures déterminantes.
Son père, Jonas Schaechter, est linguiste. Sa mère, Lifshe Schaechter-Widman, venue des Carpates, possède un répertoire de chants traditionnels transmis de génération en génération. Ce fond musical maternel — ballades, complaintes, chants d’amour — constitue la première bibliothèque poétique de Beyle. Elle grandit ainsi dans un environnement où la langue n’est pas seulement parlée : elle est chantée, réfléchie, transmise.
Durant son enfance et son adolescence, Beyle commence à écrire. De courts textes, des images de saisons, des souvenirs. Rien de systématique encore, mais une manière de regarder le monde qui restera la sienne : attentive, précise, sans excès.
La guerre interrompt tout. À partir de 1941, les persécutions, les pertes, les déplacements font partie du quotidien. Beyle survit. Elle ne fera jamais de la catastrophe le centre de son œuvre, mais la retenue, la pudeur, la conscience du fragile qui caractérisent ses poèmes ultérieurs portent la marque de ces années.
Après la guerre, elle se marie avec Jonas Gottesman. Elle devient mère. Comme beaucoup de survivants d’Europe orientale, elle vit entre un passé irrémédiablement perdu et un futur encore incertain. En 1951, elle émigre aux États-Unis et s’installe à New York, dans le Bronx.
C’est là que commence la partie décisive de sa vie.
Son appartement devient rapidement un foyer yiddish. Il ne s’agit pas d’un centre officiel, mais d’un espace de vie où se rencontrent poètes, folkloristes, musiciens, linguistes, élèves. On y discute, on y chante, on y travaille. C’est dans ce cadre quotidien et collectif que Beyle écrit ses premiers recueils, dont Harbstlieder (1969) et Eybik vokh (1972).
« Eybik vokh » (extrait)
די װאָך איז לאַנג, די װאָך איז ברייט,
און טאָג נאָך טאָג אין איר באַהאַלט
טראָג איך א וועלט פון מײן געשטײַג,
פון װאָס עס בלײַבט נאָר אַ געװאַלט.
Di vokh iz lang, di vokh iz breyt,
Un tog nokh tog in ir bahalt
Trog ikh a velt fun mayn geshtayg,
Fun vos es blaybt nor a geṿalt.
La semaine est longue, la semaine est large,
et jour après jour, dans son silence,
je porte un monde de mes hauteurs —
dont il ne reste qu’un cri.
Ce poème témoigne de son approche : peu d’images, un rythme calme, une émotion contenue.
Ses chansons jouent un autre rôle : elles prolongent la tradition populaire tout en la mettant à portée des jeunes générations. L’une des plus connues, Harbstlid, résume son art de dire les saisons avec une simplicité dépouillée.
« Harbstlid » (Chanson d’automne)
פֿאַלן בלעטלעך רויִק, לײַכט,
אײנפֿאַליק, אָן געדראַנג.
קומט דער האַרבסט מיט ליכט און נאַכט
און לייגט זיך אויף מײַן גאַנג.
Faln bletlekh ruik, laykht,
Eynfalik, on gedrang.
Kumt der harbst mit likht un nakht
Un leygt zikh af mayn gang.
Les feuilles tombent, calmes, légères,
sans hâte, sans tumulte.
L’automne vient avec sa lumière et sa nuit,
et se pose sur mon passage.
Cette pièce, aujourd’hui très chantée, montre comment Beyle relie la tradition des chants populaires à une esthétique personnelle : mélodie courte, texte limpide, saison comme métaphore douce.
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L’importance de son travail est renforcée par le rôle joué par sa famille dans le monde yiddish. Sa mère, Lifshe, sera enregistrée par le YIVO dans les années 1950–1960, laissant un fonds exceptionnel pour l’étude du folklore chanté. Son frère cadet, Mordkhe Schaechter (1927–2007), deviendra l’un des linguistes les plus importants du yiddish moderne : dictionnaires, revues, normalisation orthographique, formation de générations d’élèves.
La génération suivante — enfants, neveux, petits-enfants — occupe à son tour un espace significatif : musique, chorales, presse (Forverts), enseignement.
Ainsi, l’œuvre de Beyle s’inscrit dans une continuité vivante, familiale et communautaire.
Dans les années 1970–1990, Beyle écrit davantage pour les enfants : histoires, chansons, courts contes. Sa chanson Di Tsig en est un bon exemple, et trouve naturellement sa place dans cette période de sa vie :
« Di Tsig » (La chèvre)
איך האָב אַ קליינע ציגעלע,
אַ פֿרײלעכער בעל־צוגעלע.
זי הופּט אַרום די גאַסעלע
און מאַכט מיר פֿריילעכקייט.
Ikh hob a kleyne tsigele,
A freylekher bal-tsugele.
Zi hupt arum di gasele
Un makht mir freylekhkeyt.
J’ai une petite chèvre,
un joyeux petit animal.
Elle gambade dans la rue,
et me remplit de joie.
Cette veine enfantine n’est pas secondaire : elle participe à la transmission du yiddish dans un contexte où la langue ne survit que si les enfants la parlent, la chantent, la jouent.
À partir des années 1990, l’œuvre de Beyle est davantage reconnue. Elle participe à des projets communautaires, enregistre des chansons, soutient les jeunes artistes. En 2005, elle reçoit la National Heritage Fellowship, distinction importante pour les porteurs de traditions culturelles. Elle continue à écrire et à transmettre jusqu’à la fin de sa vie.
Elle meurt le 28 novembre 2013 à New York.
L’héritage qu’elle laisse n’est pas monumental, mais durable : une œuvre poétique sobre ; des chansons désormais intégrées au répertoire yiddish mondial ; et surtout un espace de transmission, construit patiemment, dans la continuité. Son travail se lit comme une réponse discrète à l’histoire du XXᵉ siècle : reconstruire une langue, non par proclamation, mais par usage, par proximité, par fidélité quotidienne.
Elle demeure aujourd’hui l’une des voix importantes de la poésie yiddish d’après-guerre — une voix dont la force tient précisément à la sobriété.