1er décembre 1973. Décès de David Ben Gourion, père fondateur de l’État d’Israël. Contre le yiddish. Tout contre.

La relation de David Ben Gourion avec le yiddish est un paradoxe vivant : une langue qu’il aimait profondément, qui fut celle de son enfance, de son imaginaire et de sa sensibilité ; mais aussi une langue qu’il marginalisa au nom d’un projet national sans précédent : la résurrection de l’hébreu comme langue vivante d’un État moderne.
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Fils du maître d’école Avigdor Grün (Gryn) et d’une mère imprégnée de culture traditionnelle, David Ben Gourion naît en 1886 à Płońsk, aux confins polono-russes. À la maison, on parle yiddish, ce yiddish polonais chaleureux et nerveux, langue du rire, des reproches, de la tendresse.

L’hébreu, il l’apprend dès l’enfance, mais comme langue d’étude, de prière, de livres saints. Le yiddish demeure la langue du quotidien, des rues boueuses de Płońsk, des discussions du soir, et des premiers rêves sionistes.

Pour Ben Gourion, le yiddish n’était pas une langue étrangère, mais une langue intime.
Celle où il lut ses premiers journaux socialistes, où il découvrit Peretz, Sholem Aleichem, où il participa aux premiers cercles sionistes.

Cette familiarité sera pourtant éclipsée plus tard par l’idéologie linguistique du sionisme renaissant.
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Quand Ben Gourion immigre en Palestine ottomane en 1906, il rejoint un mouvement jeune, ardent, habité par une idée radicale: l’hébreu doit redevenir la langue du peuple juif vivant sur sa terre.

Ce credo, partagé par la Seconde Aliyah, n’est pas une simple préférence culturelle : c’est un acte fondateur, quasi mystique, mais aussi politique.
Dans l’esprit des pionniers :
• le yiddish représente la diaspora, la vie minoritaire ;
• l’hébreu représente la nation retrouvée, la normalité historique.

Ben Gourion adopte cette vision sans réserve. Très vite, il devient l’un des militants les plus intransigeants de l’hébraïsation. L’État futur devra parler hébreu — exclusivement, pensait-il — pour cimenter son unité.
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Dans les années 1920-1930, Ben Gourion, devenu une figure centrale de la Histadrout puis de l’Agence juive, participe directement à la politique d’hébraïsation publique :

1. Luttes contre le théâtre yiddish
Le théâtre yiddish, très vivant à Tel-Aviv et Haïfa, est considéré comme une menace pour la nouvelle culture hébraïque.
Les autorités — sous influence forte de Ben Gourion — restreignent les représentations et les subventionnent peu, voire pas du tout.

2. Marginalisation de la presse yiddish
La presse yiddish en Palestine mandataire (comme Der Yidisher Kempfer) peine à survivre. Ben Gourion soutient explicitement la priorité absolue donnée aux journaux hébraïques (Davar, Haaretz).

3. Les khedarim yiddish
Les écoles en yiddish ou avec un programme bilingue sont découragées. Promouvoir le yiddish est perçu comme empêcher la jeunesse d’apprendre « la langue du pays ».

4. Une lutte quasi existentielle
Pour Ben Gourion :
• le yiddish est la langue de ce que le peuple juif doit dépasser ;
• l’hébreu est la langue de ce qu’il doit devenir.

C’est une vision romantique, révolutionnaire — mais qui entraîne un appauvrissement du pluralisme culturel.
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Et pourtant…
Malgré son combat public, Ben Gourion a toujours conservé avec le yiddish une relation intime, presque honteusement affectueuse.

1. Il lisait le yiddish en cachette
Selon plusieurs témoignages, il lisait régulièrement des journaux et livres yiddish, parfois en privé, parfois en voyage, pour « se reposer de l’hébreu ».

2. Il écrivait à son père en yiddish
Ses lettres à Avigdor Grün, resté en Europe, sont majoritairement en yiddish.
L’hébreu restait pour lui une langue d’action ; le yiddish, une langue de filiation.

3. Il connaissait parfaitement les écrivains yiddish
Il aimait Peretz, admirait Sholem Aleichem, et reconnaissait la puissance morale des contes hassidiques popularisés par la littérature yiddish.

4. Le yiddish comme réservoir d’émotion
Dans la vieillesse, installé à Sde Boker, il confiait à ses proches que « certaines expressions yiddish n’ont pas d’équivalent », et il aimait les citer — surtout les proverbes.
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Après 1945, la Shoah bouleverse tout.
Six millions de Juifs ont disparu — et avec eux, le cœur géographique du yiddish.
Ben Gourion, devenu chef de l’exécutif juif puis Premier ministre, hésite : faut-il soutenir la culture yiddish pour honorer ses martyrs, ou poursuivre l’hébraïsation totale ?

Il choisit la seconde option, par cohérence idéologique.
Mais il reconnaît publiquement la valeur historique du yiddish et de ceux qui le parlent, notamment les survivants arrivant massivement des camps et des ruines d’Europe.

Il crée l’Institut YIVO en Israël
Fait méconnu : Ben Gourion approuve la création d’un petit centre de documentation yiddish à Tel-Aviv, en lien avec le YIVO de New York.
Un geste discret mais symbolique.



Le résultat historique est clair :
Ben Gourion a réussi son pari linguistique.
L’hébreu est aujourd’hui la langue d’un État, d’une littérature, d’une technologie.
• Mais le yiddish n’a pas disparu.
Il renaît dans les universités, les scènes artistiques, la musique klezmer, les milieux hassidiques et la culture numérique.

Ironie de l’histoire :
malgré les efforts de marginalisation, Israël est devenu l’un des grands centres mondiaux d’étude du yiddish — comme si la langue, après avoir été repoussée, revenait naturellement dans la maison juive.

Ben Gourion lui-même, s’il revenait aujourd’hui dans un colloque de l’Université de Bar-Ilan ou de Tel-Aviv consacré à Peretz ou à Mendele, aurait peut-être souri : la langue de sa mère n’est pas morte. Elle s’est transformée, adaptée, mais elle vit.
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Ben Gourion voulut construire une nation neuve, forte, unifiée autour d’une langue biblique ressuscitée.
Pour cela, il accepta le sacrifice — culturel, sentimental — du yiddish, la langue de son enfance.

Mais l’histoire se charge de rééquilibrer les choses : l’hébreu a gagné, mais le yiddish a survécu.
Et dans la mémoire juive, les deux langues ne sont plus ennemies.
Elles forment un couple brisé puis réconcilié.

Ben Gourion restera l’homme qui voulut sauver l’hébreu — mais qui fut, malgré lui, un enfant du yiddish.
Ceux qui pensent être fidèles à sa mémoire en abandonnant le yiddish, ce pilier majeur de la culture juive se trompent comme ce petit florilège de ces citations aidera peut-être à les en convaincre.
Un visiteur lui demande un jour si le yiddish n’est pas condamné à disparaître en Israël. On lui attribue cette réponse malicieuse :
« Az di yidn veln oyfhern zikh tsu krign, vet oykh yidish oyfhern tsu zayn. »
(Quand les Juifs cesseront de se chamailler, alors le yiddish disparaîtra aussi.)
BG était célèbre pour ses discours fleuves. Un jour, un collègue de la Knesset lui fait remarquer qu’il parle beaucoup. Il répond, en mélangeant en recyclant en yiddish un mot d’esprit qu’on trouve déjà chez Pascal ou Mark Twain :
« Far kurtse redes hob ikh nisht keyn tsayt. »
« Je n’ai pas le temps de faire des discours brefs »
Ce célèbre proverbe après un débat sur les frontières de 1949.
« Der mentsh trakht un Got lakht. »
« L’homme fait des plans, et Dieu rit. »
Humour fataliste : on trace des lignes sur des cartes, mais l’histoire fait ce qu’elle veut.
À propos de la difficulté de construire des coalitions dans le système politique israélien.
« Tsvishn tsvey yidn zaynen shoyn do dray meynungen – un nokh a partey. »
« Entre deux Juifs il y a déjà trois opinions – et un parti de plus. »
À propos de la dispute comme expression de l’énergie vitale du peuple juif.
« Az yidn veln oyfhern zikh krign, veln zey gefinen epes andersh tsu ton. »
« Si les Juifs arrêtaient de se chamailler, ils chercheraient autre chose à faire. »
Par autodérision sur sa réputation d’homme entêté.
« A shteifer kop iz oykh a kleyn makhshovah. »
« Une tête dure, c’est déjà une forme de pensée. »
À un touriste qui lui demande en anglais :
« Mr. Ben-Gurion, why do you live in this desert ? »
BG sourit, répond en hébreu, puis glisse en yiddish:
« In yidish zogt men: beser trukn in erets, vi nas in goles. »
« En yiddish on dit : mieux vaut être sec en terre [d’Israël] que trempé en exil. »