Dans la mémoire juive d’Europe centrale, l’empereur François-Joseph occupe une place singulière. Il n’a pas initié l’émancipation : celle-ci vient des réformes libérales du XIXᵉ siècle. Mais il fut un souverain dont les Juifs savaient qu’il ne les considérait pas comme des intrus — ce qui, dans l’Europe de l’époque, n’allait nullement de soi. Dans les appartements de Lemberg, de Kraków ou de Vienne, on voyait souvent son portrait accroché au mur. Ce geste n’était pas une habitude monarchique, mais la marque d’une confiance tranquille fondée sur l’expérience.
Toutes les sources juives contemporaines s’accordent : François-Joseph n’avait aucune hostilité personnelle envers les Juifs. Le diplomate polonais Władysław Wielhorski note ainsi :
« Er konnte nicht begreifen, daß man Untertanen wegen ihrer Religion angreift. »
« Il ne comprenait pas qu’on puisse attaquer des sujets en raison de leur religion. »
Pour un monarque né en 1830 et élevé dans un catholicisme de cour, c’est remarquable.
Une anecdote authentique illustre cette attitude. En 1856, lors d’une visite à Pest, on hésite à lui proposer d’entrer dans la nouvelle grande synagogue. Il répond simplement :
« Wenn es ein Bethaus meiner Untertanen ist, warum sollte ich nicht eintreten? »
« Si c’est une maison de prière de mes sujets, pourquoi n’y entrerais-je pas ? »
La presse juive salue immédiatement ce geste : l’Allgemeine Zeitung des Judentums le qualifie de
« ein gerechter Fürst » — « un prince juste ».
François-Joseph n’était pas un libéral, mais un légaliste rigoureux. Pour lui, une loi votée doit s’appliquer à tous. Lorsqu’en décembre 1867 le Parlement adopte la pleine égalité civile et politique pour les Juifs, il la sanctionne sans hésitation. Le journal Die Neuzeit résume alors la perception juive en une formule simple et prudente :
« Solange der Kaiser regiert, wird das Gesetz nicht verraten. »
« Tant que l’empereur gouverne, la loi ne sera pas trahie. »
La scène la plus célèbre reste toutefois son opposition obstinée à Karl Lueger, le tribun antisémite qui conquiert Vienne dans les années 1890 et inspirera Hitler. Bien que Lueger remporte les élections, l’empereur refuse quatre fois de le nommer maire. Le ministre-président Badeni rapporte sa phrase exacte :
« Ein Antisemit kann Wien nicht vertreten. »
« Un antisémite ne peut représenter Vienne. »
Lorsque François-Joseph finit par céder, c’est uniquement parce que la Constitution l’y contraint. La Jüdische Presse note alors :
« Unser Kaiser ist alt, aber sein Herz bleibt jung an Gerechtigkeit. »
« Notre empereur est vieux, mais son cœur reste jeune de justice. »
Cependant, il faut rester honnête : les grandes avancées juridiques ne viennent pas du trône, mais des libéraux du Parlement et des nécessités de modernisation qui suivent les crises de 1848, 1859 et 1866. La montée sociale des Juifs dans les années 1870–1890 — médecins, avocats, professeurs, fonctionnaires, journalistes — vient de l’éducation, de l’économie et de la vie urbaine, non d’un programme impérial. Une réplique administrative attribuée à François-Joseph traduit bien son état d’esprit :
« Ist er tüchtig? Gut. Mehr will ich nicht wissen. »
« Est-il compétent ? Très bien. Je ne veux rien savoir de plus. »
Ce n’est pas du philo-sémitisme : c’est du pragmatisme — mais un pragmatisme qui n’excluait pas.
À la fin du siècle, lorsque l’antisémitisme politique monte fortement, ses pouvoirs réels diminuent. Le rabbin Zvi Hirsch Chajes rapporte une audience où il avertit l’empereur :
« Die Zeiten werden für uns gefährlich. »
« Les temps deviennent dangereux pour nous. »
François-Joseph répond avec lucidité :
« Ich werde Euch schützen, so weit meine Macht reicht. »
« Je vous protégerai autant que mes pouvoirs me le permettront. »
Ce qui rend sa perception par les Juifs si claire, c’est l’abondance des sources juives d’époque. Dans la presse viennoise, la Jüdische Presse affirme :
« Der Kaiser ist unser Garant gegen den Haß. »
« L’empereur est notre garant contre la haine. »
Dans la presse yiddish de Galicie, Der Yidisher Folksblat écrit en 1888 :
« Beym Kaiser gefinst keyn shlekhts nit far yidn. »
« Du côté du Kaiser, on ne trouve rien de mauvais pour les Juifs. »
Les écrivains yiddish eux-mêmes témoignent de cette fidélité. Abraham Reisen note :
« In yedn hoyz hot men gehat zayn portret — vi a kleyner likht fun shabes. »
« Dans chaque maison, on gardait son portrait — comme une petite lumière de shabbat. »
Du côté du rabbinat viennois, Rav Moritz Güdemann écrit, après une audience impériale :
« Er hörte aufmerksam zu und sprach ohne Vorurteil. »
« Il écoutait attentivement et parlait sans préjugé. »
Et Rav Joseph Samuel Bloch, figure majeure du judaïsme politique, résume mieux que quiconque :
« Der Kaiser ist kein Freund, aber ein Gerechter. »
« L’empereur n’est pas un ami, mais un Juste. »
Même les mémoires laïques confirment cette perception. Stefan Zweig, dans Le Monde d’hier, écrit que sa génération
« wir sahen im Kaiser das Bild der Gerechtigkeit »
« voyait en l’empereur l’image même de la justice ».
Ainsi, François-Joseph n’a pas “émancipé” les Juifs : les grandes réformes étaient déjà portées par les forces historiques. Mais il leur a donné quelque chose de rare : l’absence d’hostilité, une courtoisie constante, et, lorsque son pouvoir le permettait, un refus net du fanatisme. Cela suffit à expliquer pourquoi, dans la mémoire yiddish, son nom reste associé non à un sauveur, mais à un souverain équitable — ce que Rav Bloch appelait simplement : « ein Gerechter », un Juste.
