3 décembre 1857. Naissance de Carl Koller, « le médecin qui ouvrit l’oeil du monde ».

Carl Koller appartient à cette famille de savants modestes dont la contribution réelle dépasse largement la place qu’ils occupent dans la mémoire collective.
Né en 1857 à Šternberk, en Moravie, dans une famille juive pour qui l’instruction représente la voie la plus sûre vers l’intégration, il grandit entre une culture locale enracinée et un imaginaire tourné vers la grande capitale, Vienne, centre scientifique majeur de l’Europe centrale.
Comme tant d’autres jeunes juifs de sa génération, il y part pour étudier la médecine, convaincu que c’est dans cette discipline exigeante qu’il pourra trouver un rôle clair et une utilité sociale.
La Vienne médicale des années 1870 et 1880 est un espace d’apprentissage d’une extrême richesse mais aussi un monde hiérarchisé où la place des médecins juifs demeure ambiguë : bienvenus comme étudiants, souvent respectés pour leur travail, mais rarement intégrés aux structures pérennes de l’université. Koller s’y forme patiemment, choisissant l’ophtalmologie, discipline en pleine transformation, où la précision du geste et l’observation fine priment sur l’éclat théorique. Dans les salles de l’Allgemeines Krankenhaus, il apprend un métier où la rigueur est essentielle et où la moindre approximation peut compromettre la vue d’un patient.
C’est dans ce milieu qu’il croise Sigmund Freud, un peu plus âgé, personnalité plus extravertie, qui s’intéresse alors de près à une substance récemment isolée par les chimistes allemands : la cocaïne.
Freud, qui expérimente facilement sur lui-même, note un effet constant et étrange lorsqu’il dépose la poudre sur sa langue : une sensation de picotement suivie d’un engourdissement temporaire. Il n’est pas le premier à l’observer. Depuis les travaux de Niemann en 1860, plusieurs expérimentateurs avaient mentionné ce phénomène, souvent en marge de leurs publications, et sans imaginer que cet effet local pouvait offrir une utilité médicale spécifique. La cocaïne, dans l’esprit de la plupart, demeure un excitant. L’engourdissement de la langue n’est qu’un détail.
Koller, lui, ne traite pas ce détail comme une curiosité anodine. Son esprit de clinicien s’y attarde avec sérieux. Qu’une muqueuse perde temporairement sa sensibilité lui apparaît comme un phénomène plus intéressant qu’un simple effet gustatif. La langue réagit ; la cornée, autre tissu sensible, pourrait réagir aussi.
Là où d’autres notent, il réfléchit. Là où d’autres constatent, il transpose. Pour lui, il ne s’agit pas d’un effet secondaire, mais d’un début de réponse à une difficulté qui occupe constamment les chirurgiens de l’œil : comment supprimer la douleur sans plonger le patient dans l’inconscience, comment fixer une surface vive pour y opérer avec exactitude ?
Son intuition se développe alors de manière presque géométrique. S’il est possible d’engourdir une muqueuse, il doit être possible d’en engourdir une autre, et l’œil, par sa sensibilité extrême, serait peut-être encore plus réceptif que la langue. Koller procède discrètement à ses premiers essais. Il applique une solution de cocaïne sur une cornée animale : la surface perd toute sensibilité, sans altérer la vision.
Il répète l’expérience, vérifie sur lui-même, sur quelques collègues, afin d’éviter l’enthousiasme prématuré. Les résultats demeurent constants. Ce qui n’était pour d’autres qu’un effet périphérique devient soudain la clé d’une nouvelle manière de concevoir la chirurgie.
Lorsque sa découverte est présentée au congrès d’ophtalmologie de Heidelberg en 1884, l’auditoire comprend immédiatement ce qu’elle implique : il est désormais possible d’opérer l’œil sans douleur et sans anesthésie générale, de travailler avec précision sur la cornée, de transformer une discipline encore balbutiante en une technique sûre.
L’innovation se répand en quelques semaines dans les cliniques européennes. Le nom de Koller circule, son geste est admiré, mais sa situation à Vienne reste inchangée. L’université reconnaît la valeur scientifique de sa découverte, non la nécessité de lui faire une place durable. Il appartient à cette génération de médecins juifs brillants pour lesquels la capitale impériale constitue un lieu de formation plus qu’un lieu de carrière.
Koller ne dramatise pas cette situation ; il en constate simplement les données. À la fin des années 1880, New York attire un nombre croissant de médecins formés en Europe centrale. Les hôpitaux s’y développent rapidement, les opportunités y sont nombreuses et les carrières moins dépendantes des appartenances sociales.
En 1888, Koller s’y installe, sans rupture brusque, sans amertume déclarée, mais avec la conviction que sa vie professionnelle pourra s’y déployer plus librement.
À New York, il poursuit une carrière stable et respectée, travaille dans plusieurs établissements, ouvre son cabinet, forme des étudiants et continue d’observer, de publier, de perfectionner les traitements des affections oculaires, notamment du glaucome. Rien, dans son parcours américain, ne cherche à rappeler l’invention qui l’a rendu célèbre : il n’en a jamais fait un titre, seulement un outil.
Sa vie s’achève en 1944, loin de la Moravie de son enfance et de la Vienne de sa jeunesse. L’Europe qui l’a formé n’existe plus ; ses institutions sont effondrées ou dispersées. Mais son geste initial demeure, intact, transmis de chirurgien en chirurgien, intégré aux pratiques les plus élémentaires de la médecine contemporaine. L’anesthésie locale, devenue l’un des fondements de l’acte opératoire moderne, commence avec ce glissement d’idée qu’il a su opérer entre une langue engourdie et une cornée apaisée.
Pour situer cette trajectoire, il faut comprendre le milieu dont elle est issue. La présence juive dans les études médicales viennoises du XIXᵉ siècle ne résulte pas d’une singularité mais d’un ensemble de facteurs sociaux, culturels et éducatifs.
La médecine représente alors une profession rationnelle, laïque, fondée sur l’étude et l’observation, accessible aux minorités dans une société qui restreint encore l’accès à certaines carrières administratives ou militaires.
Les étudiants juifs y sont nombreux, souvent excellents, mais l’université, tout en les accueillant, demeure réticente à les intégrer pleinement dans ses structures supérieures. Les carrières qu’on leur y offre sont horizontales, fondées sur les relations, les collaborations, la circulation des idées, rarement ascendantes. Cette situation n’est pas perçue comme une tragédie mais comme une donnée du paysage. Beaucoup choisissent alors de poursuivre leur carrière ailleurs, non pour fuir mais pour travailler.
Koller incarne parfaitement ce modèle. Sa découverte ne naît pas d’un éclat dramatique mais d’une lecture attentive de phénomènes déjà connus, d’une capacité à tirer parti de détails négligés, d’une intelligence clinique qui déplace un savoir épars vers un usage opératoire.
Sa carrière américaine n’est pas une revanche, simplement la conséquence logique d’une organisation académique qui ne lui offrait pas ce qu’il pouvait espérer. Ainsi se dessine la figure d’un médecin dont l’œuvre, loin d’être éclatante, est profondément structurante : la possibilité même d’opérer sans douleur. Son nom est parfois omis, mais son geste est partout, dans chaque salle d’opération où l’on applique sur un tissu sensible une substance capable de rendre la procédure possible.
Carl Koller demeure l’un des artisans calmes de la modernité. Il n’a rien cherché d’autre qu’un usage juste, précis, et cette précision a suffi à changer la médecine. Chaque fois qu’un chirurgien travaille sur un œil immobile, chaque fois qu’un dentiste traite une dent sans douleur, chaque fois qu’un patient ne ressent rien où autrefois il aurait souffert, l’héritage de son observation silencieuse sur la langue, transposée à la cornée, continue d’agir.