8 décembre 1917. Décès de Mendele Moykher Sforim, le « Zeyde » de la littérature yiddish moderne.

On pourrait commencer par dire que Mendele Moykher-Sforim naquit à Kapyl en 1836, sous le nom de Sholem Yankev Sheila Abramovitchh. Mais cela serait trop simple. L’enfant qu’il fut — orphelin très tôt, allant de foyer en foyer, de kloyz en kloyz (1) — n’était pas encore Mendele. Il n’était qu’un regard : un regard attentif posé sur la pauvreté juive, les petites vanités, la solidarité têtue, la piété simple. Ce regard, des années plus tard, deviendra la voix d’un colporteur littéraire, celui qui donnera au yiddish sa pleine stature de langue moderne.
Abramovitch, jeune homme, se tourne d’abord vers l’hébreu. Héritier de la Haskala (2), il veut instruire, moraliser, ouvrir des fenêtres sur les Lumières européennes. Mais l’hébreu du XIXᵉ siècle, langue réservée aux lettrés, ne traverse pas les murs des maisons. Dans les ruelles, sur les marchés, dans les cuisines où l’on prépare le shabbat, c’est une autre langue qui danse : le yiddish. Et Abramovitch comprend peu à peu que si l’hébreu est la langue de la hauteur, le yiddish est celle de la proximité. L’hébreu élève, le yiddish émeut. L’hébreu promet, le yiddish raconte.
C’est alors qu’il invente son double : Mendele, le colporteur de livres. Vieil homme à la barbe légère, marchant de village en village, Mendele n’est pas un héros : il est un témoin. Il voit les puissants, les humbles, les rêveurs, les dupés, et il sait que chacun d’eux possède un morceau de vérité. Par lui, Abramovitch découvre la puissance du yiddish : une langue qui peut tout dire, depuis la satire la plus mordante jusqu’à la compassion la plus tendre.
C’est ainsi qu’il commence Di Takse, une dissection miniature des notables communautaires. Les hommes au chapeau large y parlent de responsabilités comme d’un manteau trop grand pour eux. Mendele note, d’un trait devenu célèbre :
« דער ראש־הקהל רעדט פֿון ‘אַחריות’, נאָר זײַן איינציקע אחריות איז נישט פֿאַלן פֿון דער סטול. »
« Le président de la communauté parle de responsabilité ; mais sa seule responsabilité est de ne pas tomber de sa chaise. »
Mais Mendele ne s’attarde pas seulement à la surface du pouvoir. Il entre dans l’ombre : celle des mendiants, des estropiés, de ceux qu’on ignore en passant. Fishke der krumer (Fishke le boiteux), raconte la vie de ces êtres que la société relègue au bord du monde. Fishke, le boiteux, avance de travers comme le destin qu’on lui a imposé. Et c’est là, au fond de la misère, que surgit une phrase qui résume toute la philosophie de Mendele :
« די וועלט איז ברייט, אָבער פֿאַרן אָרעמאַן — שמאָל ווי אַ שלאַנג. »
« Le monde est vaste, mais pour le pauvre il est étroit comme un serpent. »
Pourtant, le roman n’est jamais seulement sombre. Il est traversé d’émotions fines : l’amour simple entre Fishke et Bassya, la fraternité des vagabonds, la dignité que même la misère ne peut effacer.
Avec Dos kleyne mentshele, la satire devient psychologique. Yosl, le « petit homme », rêve d’importance mais vit courbé sous le regard des autres. Il veut être un maître, dit Mendele, mais :
« ער וויל זײַן אַ האַר, נאָר פֿאַר דעם דאַרף ער קודם זײַן אַ שקלאַף. »
« Il veut être un maître, mais pour cela il doit d’abord être un esclave. »
Dans cette sentence s’entend tout le sourire lucide de Mendele : le comique est un miroir où l’homme voit ses propres chaînes.
Puis vient Masoes Binyomin ha-Shlishi. Benjamin III est un Don Quichotte yiddish, nourri de récits d’exploration qu’il comprend de travers. Avec son compagnon Senderl, il part à la recherche des tribus perdues d’Israël. Ils s’égarent, se ridiculisent, mais avancent toujours, poussés par un rêve plus vaste que le monde qui les entoure. Mendele écrit alors cette merveille d’ironie tendre :
« זיי גייען זוכן אַ לאַנד וואָס קיינער האָט קיינמאָל ניט געזען, נאָר אַלע רעדן דערפֿון. »
« Ils partent chercher un pays que personne n’a jamais vu, mais dont tout le monde parle. »
Ce roman est une parodie, mais aussi une parabole : la quête impossible, l’horizon imaginaire, l’élan vers un ailleurs que l’histoire refuse.
Mais ce qui rend Mendele absolument unique dans la littérature juive n’est pas seulement ce qu’il écrit : c’est ce qu’il réécrit. Dans les dernières décennies de sa vie, alors qu’il vit entre Zhitomir et Odessa, Abramovitsh entreprend une tâche immense : reprendre la plupart de ses œuvres yiddish et en créer une seconde version en hébreu.
On parle parfois de traduction ; mais il s’agit plutôt de transmutation. Dans l’hébreu, il resserre la phrase, renforce les éclats bibliques, donne à la satire une respiration plus solennelle. Dans le yiddish, il garde la vivacité du marché, la musique de la rue. Il ne copie pas : il recrée. C’est comme si chaque livre avait deux existences — l’une en yiddish, chaleureuse et familière ; l’autre en hébreu, majestueuse et tournée vers les siècles.
Peretz et Sholem Aleichem, plus jeunes, le vénèrent. « Mendele fonda la maison, Peretz lui donna les portes, Sholem Aleichem les fenêtres », dira-t-on plus tard. Le jugement est juste : toute la littérature yiddish repose sur les fondations qu’il a posées.
En 1917, Mendele s’éteint à Odessa. Mais son colporteur continue de marcher. On l’imagine encore dans les ruelles du shtetl, ouvrant son sac, sortant un livre froissé, souriant. Il semble dire :
“Regardez autour de vous. Le monde est étroit comme un serpent… mais dans les mots, il s’élargit.”
Épilogue — L’héritage
Après Mendele, le yiddish n’est plus un simple idiome quotidien : il devient un instrument littéraire complet. Singer, Der Nister, Grade, Kulbak et d’autres…. — toute une génération écrira dans la maison qu’il a construite.
Quant à la prose hébraïque moderne, elle doit beaucoup à cette réécriture patiente par laquelle Mendele lui a redonné une voix.
Il aura réussi ce pari fou : donner deux langues à un seul peuple, et deux voix à une seule littérature.
Et tant que l’on lira Mendele — en yiddish ou en hébreu — la silhouette du vieux colporteur continuera d’avancer sur les chemins du shtetl, le sourire ironique et tendre de celui qui voit clair, et qui aime malgré tout.
(1) petite synagogue dont les fidèles appartiennent souvent au même groupe professionnel/social; maison d’étude.
(2) Haskala, mouvement des Lumières juif aux XVIIIe et XIXe s.