10 décembre 1891. Naissance de Nelly Sachs qui voulut dans ses vers,  » porter le souffle des morts « .

Nelly Sachs naît en 1891 à Berlin, dans une famille juive bourgeoise et assimilée. L’enfance est protégée, silencieuse, marquée par la maladie et la solitude. À treize ans, elle écrit déjà ; la poésie est pour elle une manière d’être au monde plutôt qu’une ambition littéraire. Rien ne laisse présager que cette voix calme deviendra l’une des plus profondes du XXᵉ siècle.
Dans les années 1920, elle reste à l’écart des cercles littéraires. Elle vit avec sa mère, écrit sans publier, traduit, observe. La montée du nazisme transforme peu à peu sa vie en un espace d’angoisse. À partir de 1933, les mesures anti-juives les privent progressivement de leurs droits, de leur sécurité et de leurs biens. Elles doivent vendre leur maison, s’installer plus modestement ; Nelly Sachs reçoit plusieurs convocations de la Gestapo, qui ne la menace pas pour ce qu’elle écrit, mais pour ce qu’elle est : une Juive sans protection.
Après le Pogrom de novembre 1938, la situation se dégrade brutalement. Des voisins sont arrêtés ; d’autres disparaissent. Sachs et sa mère vivent enfermées, dans la crainte d’une perquisition. Elle tente alors d’obtenir un visa pour quitter l’Allemagne, sans succès : les voies de sortie se ferment les unes après les autres.
C’est à ce moment qu’elle écrit à la grande écrivaine suédoise Selma Lagerlöf (prix Nobel de Littérature 1909), qu’elle admire depuis longtemps et avec qui elle avait échangé quelques lettres des années auparavant. Elle lui demande de l’aide. Lagerlöf intervient personnellement auprès des autorités suédoises et allemandes. Grâce à son insistance, un visa finit par être accordé à Nelly Sachs et à sa mère, après des mois d’attente et d’incertitude.
Au printemps 1940, une nouvelle convocation de la Gestapo fait craindre une arrestation imminente. Le départ devient urgent. Les deux femmes obtiennent un billet d’avion pour Stockholm — l’un des derniers moyens légaux de quitter l’Allemagne avant la fermeture presque totale des frontières. Elles s’envolent le 16 mai 1940, littéralement à la dernière minute. Nelly Sachs dira plus tard qu’elle a été « sauvée au dernier instant ». Peu après, beaucoup de ceux qu’elle connaissait à Berlin seront déportés.
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La Suède devient un refuge, mais un refuge étroit. Elle vit avec sa mère dans un petit appartement, gagne sa vie par des traductions, reste isolée et inquiète. Les nouvelles d’Allemagne parlent de disparitions, de camps, d’anéantissements. Le monde qu’elle a connu n’existe plus.
C’est alors que sa poésie change profondément. Elle garde l’allemand — langue blessée, presque impossible, mais la seule qu’elle possède. Elle dira :
« Je n’ai pas d’autre langue pour pleurer. »
Dans cette langue meurtrie qu’elle tente de purifier, elle commence à écrire ce qu’elle ne peut dire autrement.
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1. « O die Schornsteine »
« O die Schornsteine
Auf den wunderbaren Häusern des Todes,
Als Israels Leib im Rauch aufging
Durch die Luft – ! »
 » Ô les cheminées
des merveilleuses maisons de la mort,
quand le corps d’Israël montait en fumée
dans les airs – ! « 
« O ihr Finger,
Die das Rauchopfer Israels schrieben
In den Wind! »
 » Ô vous, doigts
qui écriviez l’offrande fumante d’Israël
dans le vent ! « 
La fumée devient écriture, trace fragile de ce qui a été détruit.
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2. « Chor der Geretteten »
« Wir Geretteten,
Noch hängen die Schlingen für unsere Hälse…
« Nous, les rescapés,
les nœuds coulants pendent encore pour nos cous…
« Ein jeder nach Atem ringend
Und nach dem Wort, das Frieden gibt. »
 » Chacun lutte pour respirer
et pour trouver le mot qui donne la paix. »
Le poème décrit l’état suspendu des survivants : respirer reste difficile, parler plus encore.
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3. « Eli, Eli » — la plainte biblique au cœur de la catastrophe
Dans « Eli, Eli », Nelly Sachs reprend les premiers mots du Psaume 22 Eli, Eli, lama azavtani (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») — dont l’écho traverse également le récit évangélique de la Passion. Elle déplace ainsi une plainte millénaire vers le présent historique : ce n’est plus une voix isolée qui crie, mais un peuple réduit à la cendre.
« Eli, Eli, warum hast du mich verlassen?
Mein Volk, mein geliebtes Volk… »
 » Eli, Eli, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Mon peuple, mon peuple bien-aimé… »
« In den Nächten weinen die Engel
Über die Aschen der Kinder. »
Dans les nuits, les anges pleurent
sur les cendres des enfants.
Sachs ne cherche pas à interpréter l’événement : elle en accueille la résonance biblique, devenue douleur collective.
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4. « Flucht und Verwandlung »
« Die Flucht hat mich verwandelt,
Aus meiner Haut fiel der Schmerz wie ein Stern.
 » La fuite m’a métamorphosée ;
de ma peau la douleur est tombée comme une étoile. « 
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Sachs, non religieuse par formation, recourt à des images proches de la mystique juive : étincelles, dispersion, lumière fragmentée. Elle écrit :
« Jeder Atemzug ist ein Funke,
Der heimwärts will. »:
 » Chaque souffle est une étincelle
qui veut rentrer chez elle. « 
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Paul Celan, lui aussi survivant, écrit dans la même langue meurtrie. Il voit en Sachs une présence protectrice ; elle voit en lui un être menacé. Leur unique rencontre a lieu en 1960 dans un sanatorium à Zurich : ils se tiennent la main, parlent peu. Le reste passe par les lettres.
Sachs écrit à Celan :
« Unsere Sprachen tragen glühende Kohlen.
Wir können nur darüber blasen, damit sie Licht werden. »
 » Nos langues portent des charbons ardents.
Nous ne pouvons que souffler dessus pour qu’ils deviennent lumière. « 
Celan lui dédiera « Zürich, Zum Storchen », où elle apparaît comme une figure d’écoute et de veille.
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Dans Eli : Ein Mysterienspiel vom Leiden Israels, un enfant tué dans un pogrom traverse les mondes, guidé par des voix. Comme ses poèmes, ce théâtre n’explique pas : il offre un espace où les morts continuent d’exister.
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À partir de 1960, Sachs retourne en Allemagne pour recevoir divers prix. Chaque voyage est difficile. Elle dit :
« Ich gehe über einen Boden voller Schatten. »
 » Je marche sur une terre pleine d’ombres. « 
À ceux qui veulent la consoler, elle répond simplement :
« Nicht ich bin zu trösten. »
 » Ce n’est pas moi qu’il faut consoler. « 
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En 1966, elle reçoit le prix Nobel de littérature, partagé avec Shmuel Yosef Agnon.
Son discours est bref, retenu. Elle y définit d’abord ce qu’est devenue la poésie après la destruction :
« In unserer Zeit ist die Dichtung zu den Spuren der Flüchtenden geworden,
zu einer Stimme aus dem Schatten der Verlorenen.
Sie sucht nach Bewahrtem im Verwüsteten. »
En notre temps, la poésie est devenue les traces des fugitifs,
une voix issue de l’ombre de ceux qui sont perdus.
Elle cherche ce qui peut être sauvé dans ce qui a été dévasté.
Puis elle exprime une espérance minimale, mais réelle :
« Mögen die Leiden der Menschen
nicht umsonst gewesen sein vor dem Auge des Ewigen.
Ein Funke Hoffnung
lebt im Dunkel unseres Atems.
Puissent les souffrances humaines
ne pas avoir été vaines devant les yeux de l’Éternel.
Une étincelle d’espérance
vit dans l’obscurité de notre souffle.
Enfin, elle rappelle la présence des disparus dans son écriture :
« Die Toten,
deren Atem wir weitertragen,
bitten um das Recht, erinnert zu werden.
Ihre Stimmen
stehen hinter jedem Wort, das ich spreche.
Les morts,
dont nous portons encore le souffle,
réclament le droit d’être rappelés.
Leurs voix
se tiennent derrière chaque mot que je prononce.
Ces lignes résument son œuvre entière : la poésie comme trace, comme fidélité, comme souffle transmis.
Les derniers poèmes
« Ich lege meine Worte in die Wunden der Welt.
Vielleicht werden sie Licht. »
 » Je dépose mes mots dans les blessures du monde.
Peut-être deviendront-ils lumière. « 
« Atem aus Atem
Wachsen die Toten in uns. »
 » Souffle après souffle,
les morts grandissent en nous. « 
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Paul Celan meurt le 20 avril 1970.
Nelly Sachs meurt le 12 mai 1970, à Stockholm.
Deux voix qui ont tenté de sauver la langue allemande de sa destruction s’éteignent presque ensemble.
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Sachs laisse une œuvre où la Shoah n’est jamais expliquée, mais transformée en un langage capable de porter la trace des disparus. Elle a écrit non pour dire, mais pour laisser respirer ce qui avait été réduit au silence. Sa poésie demeure l’un des lieux les plus sobres et les plus justes où le XXᵉ siècle peut être entendu.