Peu de voyageurs qui débarquent à New-York par La Guardia Airport ont la moindre idée qu’ils partipent ainsi à l’hommage rendu par la métropole à l’un de ses plus grands maires. Un petit bonhomme, au gilet serré, à la voix rapeuse de violon mal accordé, toujours en mouvement, toujours en guerre contre l’injustice : Fiorello La Guardia, le maire qui se battait pour les humbles comme d’autres pour la gloire. Un mentsh.
La Guardia: la Garde, la Sentinelle.
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Il naquit à New York en 1882, mais son enfance se passa bien loin des gratte-ciels à venir. Son père, musicien militaire italien, et sa mère, juive séfarade de Trieste, emmenèrent la famille dans les garnisons du Far West américain.
C’est ainsi que le petit Fiorello grandit entre les déserts de l’Arizona et les horizons infinis du Nouveau-Mexique, apprenant très tôt que le monde était vaste et que les frontières ne signifiaient rien pour un esprit libre.
Il parlait déjà trois langues avant l’adolescence — italien, anglais, un peu d’hébreu des prières transmis par sa mère. Il en apprendra bien d’autres : yiddish de rue, allemand, serbo-croate…
Il apprit très tôt que l’on peut être étranger partout et chez soi nulle part — une leçon que comprennent instinctivement les peuples de l’exil.
La mort prématurée de son père l’obligea à travailler jeune. Mais l’ambition ne le quitta jamais : il monta à New York, travailla au bureau postal, étudia le droit le soir, entra en 1907 au service consulaire des États-Unis.
Le voilà vice-consul à Fiume, puis à Budapest — précisément au moment où les tensions européennes s’aiguisent. Là, il découvre, comme par un pressentiment, les mécanismes de la haine ethnique et les premières fièvres nationalistes. Il comprend mieux que quiconque que nul n’est à l’abri quand un État commence à désigner des « indésirables ».
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De retour à New York, en 1910, il ouvre un cabinet d’avocat pour les pauvres : immigrants italiens, juifs du Lower East Side, Grecs, Hongrois. Il les défend contre des propriétaires véreux, des patrons malhonnêtes, des fonctionnaires indifférents.
On l’appelle « Fiorello the Fighter ».
Mais un tailleur galicien le surnomme autrement :
“Der kleyner roytinker” — le petit homme roux qui fait du bruit pour les autres.
On ne saurait meilleure définition.
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Élu en 1916 député d’un district majoritairement juif, La Guardia entre au Congrès comme on entre en scène. Il y affronte les nativistes, ceux qui veulent fermer les portes aux « greenhorns » d’Europe de l’Est.
Il dénonce les quotas migratoires, défend les droits linguistiques des immigrants, s’oppose aux théories raciales pseudo-scientifiques que des sénateurs débitent comme des vérités d’Évangile.
En 1917, il s’enrôle volontairement dans l’armée américaine — il deviendra aviateur, puis commandera une escadrille en Italie. Sa bravoure au combat sera saluée ; mais lui n’en tire aucun prestige.
« Je n’ai fait que mon devoir. Les héros, ce sont ceux qui rentrent sans gloire et continuent à travailler. »
Un langage que les Juifs du East Side comprennent parfaitement.
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En 1919, il épousa Thea Almerigotti, jeune femme italienne vive et lumineuse. Ils adoptèrent aussitôt une fillette, Jean Marie, orpheline d’un soldat : elle devint l’astre tendre de la maison, celle pour qui Fiorello préparait des petits-déjeuners maladroits avant de courir au bureau.
Mais la vie aime les coups de théâtre cruels : en 1921, Thea mourut, emportée par la grippe espagnole.
Il garda toute sa vie une photo d’elle sur son bureau — un sourire figé qui retenait son chagrin de sombrer.
Huit ans plus tard, en 1929, il trouva l’apaisement auprès de Marie Fisher, femme discrète et solide, qui donna au foyer cette stabilité dont un homme d’orage a besoin. Ensemble, ils élevèrent Jean, qui ne manqua jamais d’amour paternel. Dans cette famille recomposée, La Guardia trouva la seule douceur privée qu’il ait jamais vraiment connue.
À partir de 1934, New York a pour maire ce petit homme qui prend la parole avec la furie d’un prophète en manque de temps.
Il réorganise la police, combat la corruption, protège les syndicats, nettoie la ville des rackets mafieux, fonde le système d’avions-courriers municipaux, crée des parcs, des bibliothèques, le réseau d’autoroutes urbaines — et trouve encore le temps de lire des bandes dessinées à la radio lors d’une grève des journaux.
Mais sa grandeur véritable ne se mesure pas en kilomètres d’asphalte : elle se mesure en courage civique.
Car les années 1930 voient se lever, même en Amérique, un vent mauvais. Le prédicateur Charles Coughlin vomit des diatribes antisémites à la radio ; des groupes pro-nazis défilent dans les rues ; certains tabloïds attisent la haine.
La Guardia, lui, ne discute pas longtemps : il désigne l’ennemi.
Il renforce la surveillance des quartiers juifs, condamne ouvertement les agressions, refuse que la ville tolère l’intimidation. Dans ses discours, il refuse que l’on qualifie d’« incidents mineurs » les violences antisémites. Pour lui, ce ne sont pas des bagarres de quartier : ce sont des atteintes à la démocratie.
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Et puis vient ce fameux discours.
Lors d’une conférence des maires, il propose qu’à l’Exposition universelle de 1939 on consacre un pavillon spécial à Hitler pour montrer
« ce fou furieux qui met l’Europe en péril ».
On entend le silence avant les cris. L’ambassade d’Allemagne proteste. Le Département d’État blanchit de peur.
La Guardia rit.
« Je n’ai pas dit un mot de trop. »
Il devient alors, presque malgré lui, la première grande voix politique américaine à dénoncer Hitler par son nom — pas un euphémisme, pas une pirouette diplomatique : un nom et un jugement moral.
Dans les cafés du Lower East Side, des vieillards secouent la tête en disant
“Got zol im bentshn — que Dieu le bénisse.”
Ils savent ce que signifie un homme qui ne tremble pas.
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Quand l’Amérique entre en guerre, les œuvres juives de secours trouvent en lui un allié permanent. Il facilite les levées de fonds, ouvre les institutions municipales, accueille les réfugiés politiques, encourage les réseaux d’accueil.
Il parle à la radio comme un père inquiet mais lucide : ce n’est pas une guerre contre un pays, dit-il, mais contre un système qui veut la destruction d’un peuple.
Cette distinction, en 1942, n’allait pas de soi ; elle fut essentielle.
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Nommé en 1946 à la tête de la United Nations Relief and Rehabilitation Administration, il parcourt les camps de personnes déplacées. Il y voit des survivants qui ont perdu jusqu’à l’idée de demain.
Ce jour-là, dit un témoin, La Guardia resta longtemps silencieux, ce qui chez lui équivalait à un tremblement de terre.
Alors il se rallie pleinement à la solution d’un foyer national juif. Non par idéologie, mais par évidence humaine.
« Il faut qu’ils aient un lieu sûr, un lieu à eux », dit-il.
On l’écouta — parce qu’il n’avait jamais parlé à la légère.
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La Guardia s’éteignit le 20 septembre 1947, dans sa maison du Bronx, vaincu par un cancer du pancréas.
Il avait 64 ans.
À ses funérailles, une foule invraisemblable se pressa : Italiens, Juifs du East Side, Noirs de Harlem, porteurs de pushcarts, couturières, chauffeurs, veuves de guerre.
On eût dit que la ville entière venait saluer un homme qui l’avait protégée non par prestige, mais par instinct — celui des Justes ordinaires.
Il partit comme il avait vécu : sans hauteur, mais avec une grandeur secrète.
Aujourd’hui, sur les trottoirs de New York City, on ne lit plus les enseignes en yiddish de Hester Street. Mais l’ombre bienveillante de La Guardia y circule encore : dans les écoles publiques qui accueillent des enfants venus de tous les horizons, dans les bibliothèques des quartiers pauvres, dans chaque geste où la ville refuse la fatalité.
Un journaliste lui demanda un jour pourquoi il défendait toujours les minorités.
Il répondit simplement :
« Parce que je viens d’une minorité. Et que je n’ai pas oublié. »
Dans un siècle de tumulte, il fut une lampe courte mais obstinée.
Une sentinelle — comme son nom La Guardia l’annonçait depuis le début.
