14 décembre 1961. Première mondiale à Berlin du chef d’oeuvre de Stanley Kramer, Judgment at Nuremberg.

Stanley Kramer naît à New York en 1913, dans une famille juive pauvre où l’on apprend très tôt que les décisions ont des conséquences. Son père meurt alors qu’il est enfant ; sa mère travaille comme employée dans les studios de la Paramount. Le cinéma entre dans sa vie non comme un sanctuaire artistique, mais comme un monde de travail, de hiérarchies, de contrats, de compromis. Cette origine explique une constante : Kramer ne croira jamais à l’innocence des systèmes. Il ne filmera pas le mal comme une monstruosité exceptionnelle, mais comme un processus ordinaire, administré, rationalisé.
Formé à l’économie à l’université de New York, il arrive à Hollywood avec un regard déjà politique. Il comprend vite que les studios ne censurent pas seulement par peur idéologique, mais par calcul : ce qui dérange menace l’équilibre. Kramer choisit alors l’indépendance. Il produira lui-même ses films. Ce choix n’est pas esthétique ; il est moral. Il veut pouvoir répondre personnellement de ce qu’il montre.
Ses premiers films importants préparent déjà cette logique.
Champion (1949) raconte l’ascension d’un boxeur prêt à écraser tous ceux qui l’entourent pour réussir. Le sujet est précis : la réussite américaine comme désaffiliation morale. Le film affirme qu’un système peut récompenser la faute sans jamais l’absoudre.
Avec The Defiant Ones (La Chaîne, 1958) avec Tony Curtis et Sidney Poitier, Kramer met en scène deux prisonniers évadés, enchaînés l’un à l’autre : un homme noir et un homme blanc. Le racisme n’y est pas une opinion, mais une structure contraignante qui empêche littéralement le mouvement.
Le film illustre concrètement un principe halakhique :
lo ta‘amod al dam re‘ekha
לא תעמוד על דם רעך
l’interdit de rester immobile face au mal.
Chacun des deux hommes sait que la survie dépend de l’autre ; refuser l’aide, c’est déjà porter atteinte à la vie.
On the Beach (Le Dernier Rivage, 1959) avec Gregory Peck, Ava Gardner, Fred Astaire et Anthony Perkins, élargit encore l’échelle. Le film se déroule après une guerre nucléaire mondiale. Les survivants, réfugiés en Australie, attendent calmement la mort radioactive. Le sujet est limpide : la fin du monde comme conséquence de décisions politiques rationnelles. Il n’y a ni sauveur ni miracle. Kramer filme ce que la tradition juive appellerait une punition sans prophétie, un monde livré à ses actes. La responsabilité n’est plus localisée ; elle est universelle, mais jamais abstraite.
Tous ces films convergent vers un point central : Judgment at Nuremberg (Jugement à Nuremberg, 1961) avec Spencer Tracy, Burt Lancasrer, Richard Widmark, Montgomery Clift, Marlène Dietrich, Judy Garland et Maximilian Schell. Ce film n’est pas seulement le sommet de la carrière de Kramer ; il en est le centre moral.
Le sujet est rigoureusement délimité. Le film met en scène un procès fictif inspiré du Procès des Juges de 1947 : des magistrats allemands sont jugés non pour avoir tué, mais pour avoir transformé le crime en droit. Kramer choisit délibérément ce terrain, car c’est là que la faute devient la plus difficile à nommer.
Formellement, le film est austère : peu de musique, peu de mouvement, une frontalité constante. La salle d’audience n’est pas un décor, mais une structure morale. Tout repose sur la parole, le témoignage, la décision. Cette construction correspond exactement à une logique de Beit Din : un lieu où chaque mot engage, où le juge n’est pas un technicien mais un responsable du monde.
Le premier axe halakhique du film est explicite :
ein shaliakḥ lidvar aveirah. (kiddushin 42b)
Les juges invoquent l’obéissance, la légalité, l’État. La grande excuse invoquée par tous les nazis jusqu’au plus haut rang: je n’ai fait qu’obéir aux ordres.
Kramer montre que ces arguments sont irrecevables. Une loi qui détruit la vie cesse d’être normative — principe fondamental résumé par
vé’ḥaï bahem
וחי בהם,
« tu vivras par elles ».
En appliquant des lois raciales, les magistrats ont cessé d’être des juges ; ils ont perverti la justice elle-même.
Le film articule ensuite deux dossiers concrets.
Le premier est celui de la “souillure raciale”. Une relation supposée entre une jeune Allemande (Judy Garland) et un homme juif devient une affaire d’État. L’homme juif est condamné à mort, la femme emprisonnée.
Kramer montre comment l’intime est saisi par la loi pour éliminer le Juif et terroriser la société. Halakhiquement, la faute est double : l’État viole la dignité humaine et instrumentalise la sexualité comme outil de persécution.
Le Juif n’est plus une personne ; il devient une catégorie juridique, ce qui constitue une négation radicale de l’humain.
Le second dossier est celui de Rudolph Petersen (Montgomery Clift), stérilisé de force au nom de l’eugénisme. Ici, la halakha est encore plus précise : le corps n’appartient pas à l’État. Une stérilisation forcée est une atteinte irréversible à la vie potentielle, une confiscation de l’avenir.
Kramer filme la pseudo-science comme une idolâtrie moderne — une forme d’avodah zarah où la biologie remplace la morale.
Autour de ces crimes, Kramer déploie un cadre politique strictement situé : le blocus de Berlin. Nous sommes au moment où la Guerre froide menace de devenir chaude, où l’Allemagne doit être intégrée au camp occidental. La pression est claire : juger trop sévèrement est stratégiquement dangereux. C’est ici qu’intervient un autre principe halakhique, négatif mais décisif : lo ta‘amod al dam re‘ekha ne s’applique pas seulement aux individus, mais aussi aux puissances. Ne pas juger quand on le peut, c’est participer à l’effacement du crime.
Le film démonte alors plusieurs illusions successives :
– l’illusion de l’ignorance (shogeg karov le-mezid) : l’ignorance évitable est proche de la faute volontaire,
– l’illusion du patriotisme absolu (les limites de dina de-malkhuta dina),
– l’illusion de l’instrumentalisation du mal (« on se servira d’Hitler, puis on s’en débarrassera »),
– l’illusion de la pureté des armes, incarnée par le mari de Marlène Dietrich, pendu et non fusillé, signe qu’il n’existe aucune noblesse du crime.
Le juge Haywood, non juif, devient alors une figure halakhique paradoxale : un dayan en temps de crise. Il comprend que la clémence serait une faute, que le pardon institutionnel est impossible, car la meḥila n’appartient qu’à la victime. Les morts ne peuvent pas pardonner.
Après Judgment at Nuremberg, Kramer poursuivra ce combat.
Guess Who’s Coming to Dinner (Devine qui vient dîner 1967) traite précisément d’un couple interracial confronté au libéralisme de façade de leurs parents. Le sujet est clair : la distance entre principes affichés et responsabilité réelle. Le film applique à la société américaine la même logique halakhique : on est jugé là où l’on pourrait dire non — et où l’on hésite.

Kramer a voulu faire de la première de Judgment at Nuremberg un événement de portée internationale. Il y invite 300 journalistes venus du monde entier. Willy Brandt est dans la salle. Il faut dire que depuis le mois d’août, la RDA a commencé à ériger un mur de 155km de long et 3,60m de haut pour empêcher ses citoyens de passer à l’Ouest et qu’à Jérusalem, on juge depuis le 11 avril , Adolf Eichmann, lui aussi « simple exécutant » selon ses dires. Il sera condamné à mort le lendemain, unique exemple de condamnation à la peine capitale dans l’histoire d’Israël.

Le 7 mars 1965, eut lieu, sur le réseau national ABC, la première télévisée du film devant 47 millions de téléspectateurs. Il se produisit alors un événement jamais vu à la télévision: la régie interrompit la diffusion pour montrer, en direct, des images de la répression par la garde nationale de l’état d’Alabama de la marche pour les droits civiques de Selma à Montgomery.
Pour les téléspectateurs qui venaient de voir les images filmées par les Alliés lors de la libération des camps, le rapprochement fut difficile à supporter. Serions-nous aussi des nazis se demandèrent-ils?

Peu après, des manifestations de soutien aux marcheurs de Selma eurent lieu dans 80 villes américaines, tandis que des milliers de responsables religieux et laïcs, dont Martin Luther King Jr., se rendirent à Selma.
Le 15 mars, le président Lyndon B. Johnson s’adressa au Congrès réuni en session conjointe, déclarant : « Il n’est pas question de droits des États ou de droits nationaux. Il n’y a que la lutte pour les droits humains. Nous avons déjà attendu plus de 100 ans, et le temps de l’attente est révolu.»
Le 21 mars, protégés par la Garde nationale, environ 3 200 militants pour le droit de vote quittèrent Selma et se mirent en route pour Montgomery, parcourant 19 kilomètres par jour et dormant dans les champs. Le 25 mars, ils étaient 25 000 devant le Capitole de l’État à Montgomery.
Ces événements s’avérèrent déterminants pour l’adoption par le Congrès de la loi sur les droits de vote de 1965.
Stanley Kramer meurt le 19 février 2001. Son œuvre reste inconfortable parce qu’elle refuse toutes les échappatoires : l’obéissance, l’ignorance, la loyauté, la stratégie, le pardon collectif. Il n’a jamais filmé le judaïsme comme religion, mais il a filmé ce qui subsiste après la catastrophe : une halakha minimale, sans Temple ni miracle, mais d’une rigueur implacable.
Judgment at Nuremberg en est le cœur.
Un film qui affirme, contre l’Histoire pressée, une vérité juive essentielle :
là où l’homme pouvait dire non et ne l’a pas fait, il est responsable.
C’est cette exigence — plus que toute identité affichée — qui fait de Stanley Kramer l’un des cinéastes juifs majeurs du XXᵉ siècle.