16 décembre 1968. Abrogation du décret d’expulsion des Juifs d’Espagne.

Illustration: synagogue de Madrid, la première construite en Espagne depuis l'Expulsion, il y a près de 500 ans.
Le 16 décembre 1968, dans une rue discrète de Madrid, l’Espagne accomplit un geste qu’aucune liturgie ne saurait contenir entièrement. Ce jour-là, lors de l’inauguration de la synagogue Beth Yaacov, l’État espagnol abroge officiellement le décret de 1492 qui avait ordonné l’expulsion des Juifs de ses royaumes. La cérémonie est modeste, presque administrative. Mais elle referme juridiquement un bannissement vieux de près de cinq siècles — et ouvre un temps nouveau, où l’histoire commence enfin à être regardée en face.
1492 : l’arrachement
Le décret signé à Grenade le 31 mars 1492 ne fut pas un simple acte religieux. Il fut un acte de purification politique, destiné à parachever l’unité confessionnelle d’un royaume en construction. Les Juifs y étaient désignés non comme ennemis militaires, mais comme une présence corrosive, soupçonnée d’influencer les conversos, de troubler l’ordre chrétien, de survivre là où l’Espagne voulait être une.
Entre 100 000 et 200 000 Juifs quittèrent alors la péninsule. Ils partirent en hâte, abandonnant maisons, livres, cimetières. Beaucoup moururent en chemin. D’autres se convertirent sous la contrainte, donnant naissance à la tragédie des Nouveaux chrétiens, surveillés par l’Inquisition pendant des générations. L’Espagne, elle, se vida brutalement d’une part essentielle de son tissu intellectuel, médical, commercial et linguistique.
La diaspora séfarade : une Espagne emportée avec soi
Les expulsés n’entrèrent pas dans le silence. Ils emportèrent l’Espagne dans leur langue, dans leurs prières, dans leurs noms de famille, dans leur mémoire. À Salonique, Constantinople, Smyrne, Sarajevo, Safed, Amsterdam, Livourne, Tanger ou Tunis, se forma une diaspora séfarade qui conserva pendant des siècles le ladino, castillan figé du XVe siècle, et la nostalgie d’une Sefarad perdue mais jamais reniée.
Cette diaspora ne fut pas une survivance passive. Elle produisit des rabbins, des imprimeurs, des poètes, des commerçants, des diplomates. Elle irrigua l’Empire ottoman, les Pays-Bas, l’Afrique du Nord. Là où l’Espagne avait fermé la porte, d’autres puissances ouvrirent les leurs. Le judaïsme séfarade devint l’un des grands vecteurs de modernité juive — précisément parce qu’il avait appris, par l’exil, à vivre sans territoire.
L’Espagne sans Juifs : une absence institutionnalisée
Pendant des siècles, l’Espagne demeura officiellement sans Juifs, tout en étant hantée par eux. L’Inquisition poursuivit les soupçons de judaïsme bien après la disparition visible des communautés. Même après son abolition au XIXe siècle, le cadre juridique conserva des traces de l’exclusion originelle. Les Juifs purent revenir individuellement, discrètement, mais sans reconnaissance collective ni pleine liberté de culte.
Il fallut attendre le XXe siècle, et surtout la loi de liberté religieuse de 1967, pour que l’État espagnol admette enfin qu’une pluralité confessionnelle pouvait exister sur son sol. La petite communauté juive reconstituée à Madrid, composée en grande partie de Séfarades du Maroc espagnol et d’exilés européens, réclama alors non seulement un lieu de prière — mais la révocation du texte fondateur de l’exclusion.
1968 : l’abrogation tardive
L’abrogation du décret de 1492, annoncée le jour même de l’inauguration de la synagogue Beth Yaacov, ne fut pas accompagnée de discours grandiloquents. Aucun pardon solennel. Aucun repentir théologique. Mais un acte juridique clair : ce décret n’avait plus force de loi. L’Espagne reconnaissait, implicitement, que l’exclusion des Juifs ne pouvait plus être l’un de ses fondements symboliques.
Ce fut moins une réparation qu’une cessation officielle du bannissement. Les Juifs n’étaient plus seulement tolérés : ils redevenaient juridiquement possibles.
2015 : la nationalité comme geste de réparation
Il fallut pourtant attendre encore près d’un demi-siècle pour que l’Espagne aille plus loin. En 2015, une loi exceptionnelle offrit aux descendants des Juifs séfarades expulsés en 1492 la possibilité d’obtenir la nationalité espagnole, sans obligation de résidence préalable. Le texte parlait explicitement de « réparer une injustice historique ».
Ce geste fut sans précédent dans l’histoire européenne. Pour la première fois, un État reconnaissait que l’expulsion d’un peuple ne pouvait être close par le simple passage du temps — et que la citoyenneté pouvait devenir un instrument symbolique de réparation.
La mesure eut ses limites : procédure complexe, exigences documentaires parfois irréalistes, fenêtre temporelle restreinte. Beaucoup furent exclus par la bureaucratie. Mais l’intention demeurait claire : dire aux Séfarades que l’Espagne reconnaissait enfin leur filiation historique, non comme une curiosité folklorique, mais comme une part de son propre passé.
Une histoire non close
De 1492 à 2015, l’histoire des Juifs d’Espagne n’est pas une ligne droite vers la réconciliation. C’est une histoire d’arrachement, de transmission obstinée, de survie hors du cadre national, puis de retour symbolique, sans illusion de retour réel.
L’inauguration de la synagogue de Madrid en 1968, l’abrogation du décret d’expulsion, puis l’offre de nationalité séfarade, ne referment pas la blessure. Mais elles disent ceci : l’Espagne a fini par reconnaître que son histoire ne pouvait être complète sans ceux qu’elle avait chassés — et que l’exil n’efface pas l’appartenance.