17 décembre 1917. Disparition à Kyiv de Dov Ber Borochov, fondateur du sionisme de gauche et pionnier dans l’étude scientifique de la langue yiddish.

Rédiger cette chronique m’a fait faire un bon de 65 ans en arrière dans un passé romanesque à l’Hashomer Hatzaïr où l’on se préparait à un avenir d’agriculteur collectiviste « pour remettre la pyramide sociale du peuple juif à l’endroit », et où la pratique assidue des danses israéliennes accéléraient notre acclimatation culturelle tout en offrant un débouché naturel aux émois propres à notre âge.
Notre madrikh nous initiait à la fois à l’histoire juive, aux bases de la future éconmie du kibboutz et aux « bonnes pratiques » amoureuses entre khaverim et khaverot, conformes aux valeurs juives et égalitaires du mouvement.
Nostalgie…
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Il naît en juillet 1881, dans l’Ukraine tsariste, au cœur d’un monde juif déjà menacé mais encore foisonnant. Dov Ber Borochov vient au monde dans une famille où la langue n’est pas un simple outil, mais un enjeu. Son père, enseignant d’hébreu et sioniste précoce, lui transmet très tôt la conviction que les mots portent l’histoire, et que l’histoire n’est jamais neutre. Autour de lui, l’Empire russe craque, l’antisémitisme se durcit, les pogroms annoncent un avenir incertain. Être juif, ici, n’est pas une identité abstraite : c’est une condition sociale.
Borochov n’est pas formé dans la clôture de la yeshiva. Il appartient à cette génération de Juifs modernes qui passent par les écoles russes, apprennent les langues européennes, découvrent Marx, Darwin, la linguistique comparée. Mais contrairement à beaucoup de ses contemporains, il ne sacrifie pas la conscience juive sur l’autel de l’universalisme. Très tôt, il comprend que l’émancipation promise est fragile, toujours révocable, et que la modernité n’efface pas les structures profondes de l’exclusion.
Adolescent, il s’engage dans les cercles socialistes. Comme tant d’autres, il croit d’abord que la révolution sociale résoudra la question juive par dissolution. Mais l’expérience militante agit comme un révélateur. Dans les partis marxistes russes, la spécificité juive est tolérée au mieux, suspecte au pire. L’antisémitisme est perçu comme un résidu archaïque, non comme un fait structurel. Borochov observe, note, compare. Il voit que le prolétariat juif n’est pas un prolétariat « normal », et que cette anomalie n’est pas psychologique, mais historique.
C’est de ce constat que naît sa pensée originale. Borochov ne rompt pas avec le marxisme : il l’applique jusqu’au bout, là où d’autres s’arrêtent. Il analyse la société juive diasporique comme une pyramide inversée : un peuple exclu de la terre, des métiers productifs, concentré dans les marges économiques, surreprésenté dans les fonctions intermédiaires, intellectuelles, commerciales. Ce déséquilibre n’est ni un vice ni un choix ; il est le produit de siècles d’exil. Dès lors, le peuple juif tout entier fonctionne comme une classe déplacée, une collectivité socialement anormale.
De cette analyse découle une conclusion radicale : la révolution sociale, seule, ne suffira pas. Sans normalisation nationale — c’est-à-dire sans territoire, sans base économique propre — il n’y aura pas de prolétariat juif authentique, donc pas de socialisme juif réel. Le sionisme n’est pas, pour Borochov, un romantisme ni un messianisme laïc ; il est une nécessité historique.
En 1901, il participe à la fondation de Poale Zion, le mouvement des travailleurs sionistes. Il se situe entre deux pôles qu’il juge insuffisants : le sionisme bourgeois, détaché de la question sociale, et le Bund, qui absolutise la diaspora et l’autonomie culturelle sans résoudre l’anomalie structurelle. Borochov propose une synthèse tendue, jamais confortable : le socialisme passe par Sion, et Sion ne peut être qu’un projet socialiste.
Commencent alors les années d’errance. Traqué par la police tsariste, Borochov passe par l’Europe centrale, puis par l’Amérique. À Vienne, à Liège, à New York, il écrit, organise, polémique. Mais c’est ici que se révèle une autre dimension décisive de sa pensée : la langue.
À une époque où le yiddish est méprisé de toutes parts — traité de jargon par les sociétés européennes, de honte par une partie des élites juives — Borochov adopte une position singulière. Il refuse à la fois le dénigrement assimilationniste et la sacralisation sentimentale. Pour lui, le yiddish n’est pas un problème moral ; c’est un fait historique objectif.
Il est l’un des premiers à affirmer clairement que le yiddish n’est ni un mauvais allemand, ni un hébreu dégradé, mais une langue autonome, née de conditions sociales précises : dispersion, absence de territoire, contact permanent avec des langues dominantes, intégration d’éléments hébraïques et slaves. Le yiddish est la langue normale d’un peuple socialement anormal.
C’est là que Borochov introduit une innovation majeure : une philologie matérialiste. Il applique à la langue les outils de l’analyse historique et sociale. Il étudie les strates du lexique, leur origine, leur répartition selon les milieux sociaux, les métiers, les régions. Chaque mot devient une trace : trace d’un déplacement, d’une interdiction, d’une adaptation. Le vocabulaire commercial révèle l’exclusion de l’agriculture ; les emprunts slaves témoignent de l’enracinement est-européen ; la présence massive de l’hébreu dans la langue profane montre la continuité entre sacré et quotidien.
Ainsi, le yiddish devient pour Borochov une archive sociale parlante, une histoire du peuple juif écrite non dans les chroniques officielles, mais dans la langue vécue. Il s’intéresse aussi à l’ancien yiddish, y voyant la preuve d’une continuité culturelle non hébraïque, réfutant l’idée selon laquelle seule la langue biblique serait porteuse de dignité historique.
Sa position est dialectique, et profondément inconfortable pour ses contemporains. Il refuse d’absolutiser le yiddish comme le font les bundistes, mais il refuse tout autant de l’abolir symboliquement au nom de l’hébreu renaissant. Pour lui, l’hébreu est la langue d’un projet futur ; le yiddish est la langue d’une réalité sociale présente. Mépriser l’une ou l’autre, c’est falsifier l’histoire.
La Première Guerre mondiale bouleverse son horizon. Depuis l’Amérique, Borochov assiste à l’effondrement de l’Europe juive. Lorsque la révolution éclate en Russie en 1917, il rentre à Kiev, convaincu que la question juive ne disparaîtra pas dans le tumulte révolutionnaire, mais qu’elle devra y être affrontée de front. Il reprend l’organisation de Poale Zion, multiplie les conférences, écrit encore.
Il meurt cette même année, à trente-six ans, emporté par une pneumonie. Une vie brève, brûlée par l’urgence. Sa mort précoce figera sa pensée, facilitera sa mythification. On fera de lui un prophète du travaillisme israélien, parfois un dogme. Pourtant, Borochov n’était ni un bâtisseur d’institutions ni un idéologue figé. Il était un penseur de la fracture, de l’inachèvement, de la transition.
Réinhumé en 1963 au cimetière du Kinneret, il repose enfin sur la terre qu’il n’a jamais travaillée. Mais son héritage véritable est ailleurs : dans cette idée exigeante que ni la politique, ni la langue, ni l’histoire juive ne peuvent être pensées séparément. Que le yiddish, loin d’être une honte ou une idylle, est le lieu où l’histoire sociale juive s’est déposée lorsque le territoire manquait.
Borochov n’a pas résolu la tension entre socialisme et nationalisme, entre hébreu et yiddish, entre exil et retour. Il a refusé de la nier. Et c’est peut-être là, aujourd’hui encore, sa leçon la plus durable.