Sous ses airs de conte musical américain, Fievel et le Nouveau Monde est, de part en part, une œuvre yiddish. Pas seulement parce qu’elle représente un shtetl, ou parce que son héros porte un prénom typiquement ashkénaze. Le yiddish n’est pas au premier plan ; il est le tissu émotionnel, linguistique et musical du film. Et si l’on écoute bien, le film se déploie comme une vaste chanson d’exil, une balade en yiddishkayt que Spielberg adresse — peut-être sans le dire explicitement — à la mémoire du monde disparu de ses grands-parents.
1. La langue fantôme : le yiddish présent dans l’anglais
Tout commence par un prénom : Fievel. Ce diminutif yiddish, Feivl, Spielberg le tenait de son propre grand-père. Rien qu’en le prononçant, la langue d’un monde englouti remonte à la surface, comme un murmure obstiné du passé. Les traducteurs français, en conservant la forme « Fievel », ont gardé la charge culturelle du nom : dans l’oreille juive, le prénom garde sa saveur tendre de mame-loshn, le parler maternel.
Le patronyme Mousekewitz est un jeu transparent sur Moskowitz, patronyme juif courant dans l’Empire russe. De même que les contes yiddish remplaçaient des humains par des animaux pour parler de condition, le film troque Moskowitz contre Mousekewitz : non pas par humour facile mais par fidélité à une tradition narrative où les bêtes incarnent les vulnérables, les pauvres, les petits qui se faufilent sous les roues de l’Histoire.
Puis il y a l’accent du père. Ce n’est pas l’accent russe générique qu’Hollywood met souvent dans la bouche des Européens : c’est une imitation douce du rythme yiddish. L’ordre des mots est parfois légèrement inversé, la phrase se relève en fin d’intonation, la syntaxe calque des tournures comme Nu, we will see ou Yes, a new world we will find, yes? — autant de traces d’un yiddish sous-jacent. Personne ne parle yiddish dans le film, mais l’anglais est traversé par lui comme par une veine sous la peau.
Ainsi, la langue de Fievel est une langue absente-présente, exactement comme le yiddish dans la vie de millions de Juifs américains du XXᵉ siècle.
Le film parle anglais, mais il rêve en yiddish.
2. Littérature yiddish en images : un enfant au milieu du tumulte
On a souvent décrit Fievel comme un conte d’immigration universel ; mais vu depuis le yiddish, c’est une transposition cinématographique de toute la littérature d’émigration juive vers l’Amérique.
Le petit Fievel est un frère direct de Motl Peysi dem Khazns, le héros-enfant de Sholem Aleichem : même naïveté courageuse, même capacité à survivre dans un monde d’adultes aveugles, même regard étonné sur la misère transformée malgré tout en aventure. Quand Fievel se perd dans la tempête ou dans les rues de New York, on entend en filigrane les récits de Motl, arraché au shtetl pour traverser la mer, émerveillé et terrifié à la fois.
Les quasi-retrouvailles répétées — Fievel qui croise sa famille sans la voir — reprennent un motif central des récits yiddish du tournant du siècle. Dans les romans d’Abraham Cahan, les familles dispersées dans les docks, les taudis, les bureaux d’immigration ne cessent de se manquer, de se perdre, de s’écrire des lettres qui n’arrivent jamais. Le film condense ces drames familiaux en une dramaturgie de marionnettes : un jeu cruel où le spectateur voit ce que les personnages ignorent, et mesure la fragilité du lien familial dans les migrations de masse.
New York, quant à elle, est représentée comme un organisme dévorant : un espace où les faibles sont écrasés mais où un nouveau souffle peut surgir. C’est exactement la vision de Anzia Yezierska, qui voit dans l’East Side une machine qui brise les pauvres, mais qui donne aussi aux enfants une énergie farouche de survie. Yezierska place toujours la fillette ou le jeune garçon au centre de la scène : c’est leur regard qui sauve la dignité du migrant. Le film fait de même : il laisse l’enfant être le cœur battant du récit.
Et lorsque le film montre les illusions de l’Amérique — « There are no cats in America » — pour mieux les briser ensuite, il reprend la dynamique de la « goldene medine » dans la littérature yiddish : l’Amérique rêvée comme paradis, découverte comme jungle. Cahan, Asch, Yezierska, Aleichem avaient tous décrit cette dialectique ; Fievel la rend visible par des chansons et des ruelles animées.
Ainsi, le film n’invente pas une histoire yiddish :
il met en mouvement les pages mêmes des écrivains du Lower East Side, mais en les confiant à des souris plutôt qu’à des humains.
3. La musique : un klezmer caché dans l’orchestre symphonique
La dimension la plus profondément yiddish du film n’est peut-être pas dans les mots ni dans l’intrigue, mais dans la musique.
Le premier son structurant du film est le violon du père. Or le violon est le cœur symbolique du judaïsme ashkénaze : instrument du klezmer, il porte les mariages, les lamentations, les fêtes, les départs. Dans le film, le violon joue le rôle d’un talisman de mémoire : tant que le père joue, le monde tient debout. Quand les Cosaques attaquent et brisent l’instrument, ce n’est pas seulement un objet qui casse : c’est le shtetl qui se fend en deux.
La musique orchestrale du film n’est pas explicitement klezmer, mais elle en adopte les gestes mélodiques : les notes glissées, les sauts plaintifs, les ornementations en spirale, les modes proches du freygish. C’est le langage musical de la mélancolie yiddish, même dilué dans un habit hollywoodien.
La chanson « Somewhere Out There » est une tefillah laïque, une prière désacralisée. Elle suit la structure des zmires chantés en famille : plainte, attente, élévation, retour transformé. On pourrait y entendre une réminiscence de « Rozhinkes mit mandlen » — berceuse d’exil par excellence — transportée dans un studio américain. Elle dit la chose la plus yiddish du monde : même séparés, nous sommes reliés par notre espérance.
Et puis il y a le moment génial du Giant Mouse of Minsk. Le nom lui-même — Minsk ! — suffit à convoquer un univers entier : capitale du Bund, grand centre du yiddishisme, lieu de résistance culturelle. La scène adopte un rythme musical proche de la farce yiddish : un crescendo d’angoisse, un accéléré comique, un éclat final qui transforme la peur en rire. C’est littéralement une scène de badkhn, ce bateleur de village qui exorcisait les dangers par le spectacle.
Tout dans cette scène — les pizzicatos nerveux, la danse presque hassidique du monstre mécanique, la jubilation collective — aurait pu sortir du théâtre yiddish de la 2ᵉ Avenue.
On y retrouve ce principe essentiel : la ruse et l’imaginaire sont les armes du faible.
4. Ce que Fievel transmet réellement : le cœur yiddish d’un film américain
À la fin du film, lorsque Fievel retrouve enfin sa famille, il s’accomplit quelque chose de typiquement yiddish : le monde se referme sur un cercle humain, non sur une conquête territoriale. L’Amérique n’est pas le paradis promis ; la famille l’est. Le rêve américain est dégonflé, mais le rêve familial — ce rêve yiddish par excellence — triomphe.
Ainsi, Fievel et le Nouveau Monde est une œuvre double :
américaine dans sa forme, mais yiddish dans son âme.
Il parle la langue du public américain, mais il chante dans la langue de nos grands-parents.
C’est une histoire d’enfant perdu, mais c’est surtout une histoire de peuple dispersé ; un film d’animation, mais aussi un midrash populaire sur l’exil ; un conte pour enfants, mais également une dernière lettre d’amour adressée à un monde disparu.
Le yiddish ne s’y montre jamais frontalement.
Il agit comme une lumière interne, une braise sous la cendre.
Chaque note de violon, chaque accent du père, chaque geste de Fievel dit :
Mir zaynen do — nous sommes encore là.
Même dans un film pour enfants, un peuple entier murmure.
