George Eliot — de son vrai nom Mary Ann Evans — occupe une place singulière dans la littérature anglaise du XIXᵉ siècle. Formée à la critique biblique allemande, traductrice de Strauss et de Feuerbach, elle s’éloigne très tôt de l’orthodoxie religieuse sans renoncer à une exigence morale élevée. Ses grands romans — Adam Bede, The Mill on the Floss, Silas Marner, puis surtout Middlemarch — scrutent les consciences ordinaires, les déterminismes sociaux, la lente formation de la responsabilité. Rien, dans cette œuvre antérieure, ne laissait présager qu’elle consacrerait un jour un roman majeur à la question juive. C’est pourtant ce qu’elle fait, au sommet de sa carrière, avec Daniel Deronda , œuvre tardive, risquée, et profondément déconcertante pour ses contemporains.
Le roman se déploie selon une architecture dédoublée. D’un côté, l’histoire de Gwendolen Harleth, jeune femme anglaise brillante et égoïste, qui choisit un mariage d’intérêt avec Grandcourt et découvre, trop tard, l’enfermement moral auquel elle s’est livrée. Ce fil narratif prolonge l’univers familier d’Eliot : analyse psychologique minutieuse, culpabilité, éveil tardif de la conscience.
De l’autre côté s’ouvre une trajectoire entièrement nouvelle : celle de Daniel Deronda, jeune gentleman élevé comme un Anglais, mais intérieurement inquiet, attiré par les vies marginales et les existences humiliées. Sa rencontre avec Mirah, puis avec son frère Mordecai, l’introduit dans un monde que la littérature anglaise avait jusque-là regardé de l’extérieur : celui des Juifs non assimilés, pauvres mais porteurs d’une mémoire et d’une espérance.
À mesure que le roman avance, l’intrigue juive cesse d’être périphérique. Elle devient le véritable centre de gravité moral de l’œuvre. Mordecai, figure de penseur visionnaire et malade, exprime une idée alors presque impensable dans le roman anglais : le judaïsme n’est pas seulement une religion survivante, mais une histoire collective mutilée, appelée à se redresser.
Eliot lui fait dénoncer l’hypocrisie libérale d’une société qui se dit tolérante mais n’admire, selon ses mots, que « les Juifs qui ont cessé d’être des Juifs ».
L’assimilation totale apparaît ainsi non comme un progrès, mais comme une perte de dignité intérieure. Lorsque Daniel découvre ses origines et prononce la phrase sobre et décisive — « I shall call myself a Jew » — il ne s’agit pas d’une révélation sentimentale, mais d’un choix moral : accepter un héritage comme responsabilité historique.
C’est cette audace intellectuelle qui explique la réception profondément clivée du roman. Dans les milieux juifs britanniques, allemands et américains, Daniel Deronda est accueilli avec une émotion mêlée de surprise. Le Jewish Chronicle salue un roman qui comprend enfin les Juifs « de l’intérieur », non comme figures symboliques, mais comme peuple vivant.
Pour des lecteurs juifs encore fragiles dans leur émancipation, l’œuvre agit comme une légitimation morale : elle affirme, par une voix extérieure mais prestigieuse, que la fidélité à l’histoire juive n’est ni archaïque ni honteuse. Certains lecteurs émettent des réserves sur le ton prophétique de Mordecai ou sur l’abstraction de la vision nationale, mais même ces critiques reconnaissent que la question posée par Eliot — comment être moderne sans se renier — est la bonne.
La réception non juive, en revanche, est marquée par un malaise persistant. De nombreux critiques victoriens reprochent au roman son déséquilibre, son didactisme, l’intrusion d’une « cause étrangère » dans le domaine du roman psychologique. La figure de Mordecai est volontiers réduite à celle d’un exalté maladif, ce qui permet de neutraliser le propos sans l’affronter.
Ce qui dérange n’est pas tant la présence de personnages juifs que leur parole : pour la première fois, un roman anglais majeur oblige le lecteur à envisager l’Angleterre non comme centre universel, mais comme société majoritaire imposant ses conditions à une minorité ancienne.
Avec le recul, cette réception contrastée apparaît comme une confirmation du diagnostic d’Eliot elle-même. Daniel Deronda n’a pas seulement raconté une histoire juive ; il a révélé les limites de l’universalisme libéral du XIXᵉ siècle. Longtemps marginalisé dans le canon anglais, le roman est devenu, inversement, un texte de référence dans l’histoire intellectuelle juive moderne, lu rétrospectivement comme une œuvre annonciatrice — non d’un programme politique, mais d’une exigence de dignité.
Roman tardif, roman inconfortable, Daniel Deronda demeure ainsi l’un des rares lieux où la littérature européenne du XIXᵉ siècle reconnaît au judaïsme non une survivance, mais un avenir pensable.
