23 décembre 1962. Décès à New-York de Leyvik Halpern, alias H. Leyvik, « la chaine et la parole ».

Épigraphe — De la chaîne à la maison
À Tel-Aviv, au cœur d’une ville bâtie dans l’élan de l’hébreu retrouvé, il existe une maison yiddish. Elle ne célèbre ni la nostalgie ni la défaite. Elle porte un nom : Beit Leyvik.
Ce nom n’est pas un hommage facile. C’est un choix moral.
Donner à une institution israélienne le nom de Leyvik, c’est affirmer que le yiddish n’est pas seulement la langue de l’exil détruit, mais une langue de responsabilité. C’est inscrire, au cœur même de la souveraineté juive, la voix d’un homme qui a connu le bagne, la déshumanisation, la tentation de devenir chose — et qui n’a jamais cessé de rappeler que la force sans conscience engendre toujours son Golem.
Entre la Sibérie et Tel-Aviv, entre la chaîne et la maison, une même exigence se prolonge : tenir l’homme debout.
La naissance d’une conscience
H. Leyvik naît en 1888 dans la zone de résidence juive de l’Empire russe, dans un monde où la parole n’est jamais innocente. Le heder lui donne la Bible comme rythme intérieur ; la yeshiva lui apprend que chaque mot engage une responsabilité. On ne parle pas pour se dire, on parle pour répondre. Cette éthique précède chez lui toute politique.
La Russie tsariste ne laisse guère de place à l’attente. L’humiliation est inscrite dans la loi, la violence dans l’ordre. Comme beaucoup de jeunes Juifs de sa génération, Leyvik s’engage dans les cercles révolutionnaires clandestins — non par ivresse idéologique, mais par refus viscéral de l’injustice. L’arrestation n’est pas un drame : elle est une conséquence. Le procès, expéditif, administratif, lui révèle une vérité décisive : la justice peut fonctionner sans vérité, et la parole, même juste, peut être sans effet.
C’est là que commence véritablement son grand livre.
Le bagne comme matrice morale
In di teg fun zibn n’entre pas au bagne par le spectaculaire. Il y entre par la dépossession. Le transport vers la Sibérie est raconté comme un passage d’état : de sujet à corps, de nom à catégorie. Les hommes sont déplacés, comptés, regroupés. Le temps commence à se vider de sa substance. Les jours ne portent plus de promesse ; ils s’additionnent. La prose est froide, tendue, presque nue. Ce refus du pathos n’est pas esthétique : il est moral.
L’arrivée au bagne ne se fait pas dans la fureur, mais dans l’organisation. Tout est réglé, répété, prévisible. Leyvik découvre ce que peu de récits osent dire : la violence n’a pas besoin de cris. Elle agit par la régularité, par la pédagogie. Chaque geste enseigne la même leçon : ici, tu n’existes que par ta fonction. L’individu n’est pas détruit d’un coup ; il est dissous.
Le travail forcé est le cœur de cette dissolution. Ce n’est pas tant la douleur qui compte que la répétition sans sens. Le travail use la pensée avant le corps. Il empêche la projection, la mémoire, la révolte durable. C’est là que se joue le combat essentiel : non pas contre la souffrance, mais contre la transformation intérieure qui la rend acceptable.
C’est alors que la chaîne cesse d’être seulement un objet ; elle devient une condition intérieure :
איך שלעפּ די קייט
אין יעדן טריט פון מײַן לעבן,
זי קלינגט ווי אַ תפילה
וואָס קיינער הערט נישט.
Ikh shlep di keyt
in yedn trit fun mayn lebn,
zi klingt vi a tfíle
vos keyner hert nisht.
Je traîne la chaîne
à chaque pas de ma vie,
elle résonne comme une prière
que personne n’entend.
Ces vers n’expliquent rien. Ils attestent.
Autour de lui, il n’y a pas de fraternité idéalisée. La souffrance n’ennoblit pas automatiquement ; elle expose. Leyvik refuse toute mythologie du malheur. Il montre des hommes fatigués, parfois solidaires, parfois indifférents, parfois cruels. Dire cela, c’est rompre avec l’héroïsme de façade.
Peu à peu s’installe une tentation sourde : celle de ne plus penser. De devenir chose parmi les choses. Leyvik ose écrire cette tentation sans se disculper :
אין תפיסה האָב איך געלערנט
ווי גרינג אַ מענטש ווערט אַ זאַך,
און ווי שווער עס איז
צו בלײַבן אַ מענטש.
In tfise hob ikh gelernt
vi gring a mentsh vert a zakh,
un vi shver es iz
tsu blaybn a mentsh.
En prison, j’ai appris
combien il est facile qu’un homme devienne une chose,
et combien il est difficile
de rester un homme.
Ici, toute analyse se retire.
Le temps, dans ce monde, est détruit. Sans avenir, la responsabilité devient absurde. C’est alors que la mémoire intervient — non comme consolation, mais comme dernier rempart. Des fragments de langue, des mots bibliques, des images d’enfance surgissent. Ils ne sauvent pas. Ils maintiennent.
Lorsque vient l’évasion — ou plutôt la sortie —, il n’y a ni exaltation ni triomphe. Sortir du bagne ne signifie pas être sauvé. La chaîne quitte le pied, mais elle reste dans la conscience. Le livre se termine sans fermeture, comme si l’essentiel commençait après la dernière page.
New York : vivre de ses mains, écrire avec ses chaînes
Leyvik arrive aux États-Unis libre physiquement, mais marqué à jamais. La poésie yiddish ne nourrit pas son homme. Il gagne sa vie comme poseur de papier peint, ouvrier non qualifié, payé à la tâche. Le jour, il recouvre les murs, masque les fissures, lisse les surfaces. Le soir, il écrit — et fait exactement l’inverse : il arrache les couches, expose la faille, refuse le décoratif.
Dans le milieu littéraire yiddish new-yorkais, il est reconnu, publié, respecté. Mais il reste solitaire. Là où d’autres célèbrent la ville, la vitesse, l’avenir, lui demeure grave, biblique, tendu. Il n’appartient à aucune école. Il appartient à une expérience.
Cette expérience trouve sa transposition mythique dans Der Goylem. Le Golem de Leyvik n’est pas un protecteur folklorique ; il est la figure tragique de la force obéissante, privée de parole et donc de responsabilité :
איך בין דער גולם,
געמאַכט פֿון ווילן וואָס זײַנען נישט מײַנע,
און מײַן שטום מויל
ווייסט מער ווי די וואָס רעדן.
Ikh bin der goylem,
gemakht fun viln vos zaynen nisht mayne,
un mayn shtum moyl
veyst mer vi di vos redn.
Je suis le Golem,
fait de volontés qui ne sont pas les miennes,
et ma bouche muette
en sait plus que ceux qui parlent.
Le bagne est passé dans le mythe.
Après la catastrophe
Après la destruction des Juifs d’Europe, Leyvik écrit dans une langue amputée de ses lecteurs naturels. Le yiddish devient une langue de survivance morale. Dieu est présent, mais silencieux :
גאָט שווייגט.
און אין זײַן שווייגן
וואַקסט מײַן שרײַ.
Got shvaygt.
Un in zayn shvaygn
vakst mayn shray.
Dieu se tait.
Et dans son silence
grandit mon cri.
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Concernant Israël, Leyvik reconnaît la nécessité historique d’un refuge juif après l’anéantissement, mais refuse toute sacralisation de la force. Aucune souveraineté n’abolit la responsabilité. Le Golem n’est jamais loin.
Il meurt à New York en 1962, pauvre matériellement, intact moralement.
Il laisse une œuvre sans concession, où poésie, théâtre et récit forment une méditation continue sur ce qui reste de l’homme quand tout concourt à l’abolir.
Repères bibliographiques
Œuvres
  • In di teg fun zibn (אין די טעג פֿון זיבן), roman autobiographique, yiddish, New York, années 1920.
  • Der Goylem (דער גוילם), drame en vers, yiddish, 1921.
Traduction française de référence
Dans les bagnes du tsar
  • H. Leivick, traduit du yiddish par Rachel Ertel
    L’Antilope, collection Chef-d’œuvre yiddish, 2015.
Mémoire vivante
  • Beit Leivik, Tel-Aviv.
Clôture
Leyvik ne propose ni consolation ni salut.
Il pose une question — la seule qui compte — et la laisse ouverte, comme une chaîne invisible que le lecteur, à son tour, doit apprendre à porter :
jusqu’où peut-on aller sans cesser d’être un homme ?