Ephéméride | Viktor Léon [3 Février]

3 février 1940

Viktor Hirshfeld, dit Viktor Léon, co-librettiste de la célèbre opérette, « La veuve joyeuse », meurt de faim dans la cave de Vienne où il se cachait des nazis.

La passion de Hitler pour l’opérette « La veuve joyeuse » était si excessive et si connue que lorsque Dimitri Chostakovich composa sa symphonie de Leningrad pendant le siège de la ville, il utilisa un thème de l’opérette pour représenter l’invasion allemande. L’utilisation de la symphonie dans des émissions dans des émissions pour remonter la population de Leningrad assiégée est restée célèbre.
Après avoir écouté le morceau, le compositeur hongrois anti-fasciste Béla Bartók, qui composait à l’époque son « Concerto pour orchestre », décida de se moquer lui aussi de ce thème dans l’Intermezzo Interrompu du Concerto auquel il répond par un chant d’amour nostalgique pour la Hongrie qui n’était plus.
A Hollywood, Alfred Hitchcock dans « L’ombre d’un doute », en 1943, utilisa aussi un thème de « La veuve joyeuse ». Son compositeur, Dimitri Tiomkin, la cite à plusieurs reprises et déforme progressivement la valse de l’opérette qui devient le leitmotiv d’un serial killer psychopathe. Le thème fait participer le public à la prise de conscience de l’innocente jeune femme, Charlie, que son charmant oncle est en réalité un tueur en série.

Comment un tel morceau de sirop sentimental a-t-il pu représenter autant de noirceur?

Bien que l’histoire ait déjà été connue, des détails étonnants ont été révélés dans la biographie de l’acteur Johannes Heesters, « Der Herr im Frack » (L’homme en queue-de-pie), par Jürgen Trimborn. La carrière de Heesters fut lancée quand il apparut à Munich en Danilo, le rôle masculin principal dans « La veuve joyeuse » – alors que Hitler était dans le public. Il joua ensuite le rôle 1 600 fois.

Bien que Goebbels ait d’abord classé Lehar comme artiste corrompu en raison de ses associations avec des Juifs, il changea rapidement de cap face à la folle histoire d’amour de Hitler pour « La veuve joyeuse ». Albert Speer a rapporté que la première chose que fit Hitler pour célébrer l’Anschluss fut de demander à Martin Bormann de jouer un enregistrement de l’opérette. La femme de ménage de Hitler raconta l’avoir vu se pomponner devant le miroir en demandant: « Qu’en pensez-vous? Ne suis-je pas Danilo? » Et pendant les deux dernières années de la guerre, Hitler rendait fou tout le monde dans son nid d’aigle, en écoutant encore et encore « La veuve joyeuse ».

En 1939, lors du festival d’été annuel des valeurs nazies (Deutsche Tage), le clou fut une série de représentations de « La veuve joyeuse » – auxquelles Hitler conseillait à tous les bons nazis d’assister. La pièce fut ainsi désignée comme un parfait exemple d ‘ »art allemand sacré » et, en conséquence, les productions de l’opérette se multiplièrent dans tout le Troisième Reich, avec des budgets de production de plus en plus étoffés grâce aux généreuses subventions de l’Etat.

Lehar se mit en quatre pour rendre la pareille. Il composa de la musique en l’honneur de Hitler et courtisa sa faveur. Il essaya même de dédier sa dernière opérette à Mussolini. (Le Duce refusa l’honneur au motif qu’il ne voulait pas que son nom soit associé à une œuvre qui ne représentait pas les idéaux fascistes de manière adéquate. Pour adoucir son refus, il joua néanmoins à Lehar quelques-unes de ses précédentes mélodies au violon.)

Hitler prétendait que son histoire d’amour avec « La veuve joyeuse » avait commencé à l’occasion de la première de Vienne en 1905, alors qu’il était un artiste désargenté. L’intrigue, où il est question de garder l’or de la veuve pour la « mère-patrie », combinée à la musique de Lehar, s’était révélée irrésistible. Que tout les gens associés à l’oeuvre -excepté Lehar – fussent juifs, n’était pas le sujet.

Le compositeur reconnut que l’oeuvre n’aurait jamais été produite sans le soutien (dans tous les sens du mot) de la superstar de cabaret Louis Treumann, qui avec Mizzi Günther tinrent les rôles principaux de Danilo et Hanna, à l’origine. Coincidence horrible, Lehar offrit à Hitler une copie autographe du programme original de 1905, dont la couverture comportait une photo pleine page de Treumann en Danilo, comme cadeau d’anniversaire, au moment même où Treumann et sa femme étaient assassinés à Theresienstadt.

Personne ne fut davantage responsable de la reconnaissance de Lehár comme authentique compositeur, que l’éminent ténor d’opéra juif Richard Tauber. Quand il fut reproché à Tauber de s’être abaissé à chanter de l’opérette, il rétorqua: « Je ne chante pas de l’opérette, je chante du Lehar. » Le compositeur composa six opérettes avec la voix de Tauber à l’esprit et reconnut que personne n’avait eu plus d’influence sur sa musique . Star internationale, Tauber réussit à quitter le territoire nazi, mais y retourna bêtement quand il apprit toutes les productions de « La veuve joyeuse », pensant que sa popularité et son long partenariat avec Lehár le protégerait. Heureusement, un serveur de café viennois reconnut à temps le célèbre Tauber le dissuada aussitôt d’une telle idée.

Lehár était-il antisémite? Pas vraiment. Sa femme Sophie était juive, tout comme la quasi-totalité de ses collaborateurs. Pourtant, cela ne l’empêcha pas de se défendre dans un procès en 1938 en dénonçant les plaignants comme Juifs aux autorités.

« La veuve joyeuse » était basée sur une comédie française de 1861 d’Henri Meilhac (le librettiste de la Carmen de Bizet). Le livret fut écrit par Viktor Léon (né Viktor Hirschfeld) et Leo Stein. Stein mourut longtemps avant la guerre. Mais Viktor Léon mourut de faim en se cachant dans Vienne en 1940, au même moment où l’Opéra d’État de Vienne offrait une production de gala du « Pays du sourire », une autre de ses collaborations avec Lehar, en cadeau du Führer au compositeur pour son 70e anniversaire. Lehar se délecta de la gloire de la première production d’une de ses oeuvre par cette prestigieuse compagnie d’opéra, mais ne fit rien qui aurait pu aider à sauver le co-créateur de l’œuvre. Béla Jenbach, un autre librettiste de deux de ses opérettes, mourut aussi de faim dans la clandestinité à Vienne peu de temps après.

Après la guerre, Lehár se donna beaucoup de mal pour nier ses liens avec Hitler et les nazis, feignant l’innocence. « Pas de politique, s’il vous plaît … Nous ne voulons pas parler de politique. La politique est sale, et je ne veux pas parler de choses sales … Ma conscience est claire. Ma « Veuve joyeuse » était l’opérette préférée de Hitler. Ce n’est pas de ma faute, n’est-ce pas? » Et trop souvent, sa renommée et son charme le tirèrent d’affaire. Même les militaires américains chargés de la dénazification étaient plus intéressés à obtenir des autographes et à prendre des photos avec le célèbre compositeur qu’à découvrir la vérité.

Lehár insista sur le fait qu’il avait décidé de rester en Autriche parce qu’il était trop vieux pour déménager ailleurs. La vérité, cependant, est que les revenus fabuleux qu’il tirait de toutes les productions internationales de « La veuve joyeuse », lui aurait facilement permit de subvenir à ses besoins dans bien d’autres pays. Au lieu de cela, il choisit délibérément de rester et de profiter de ses liens avec Hitler, et mentit plus tard au sujet de son ignorance de la terreur nazie. Comment pouvait-il en savoir moins que le serveur de café de Tauber, compte tenu de tous les Juifs avec lesquels il avait travaillé?

Les incroyables royalties qu’il pouvait gagner dans le Troisième Reich en raison de l’amour de Hitler pour « La veuve joyeuse » furent apparemment la vraie qui décida Lehár à rester. Il avait fait convertir sa femme, mais Hitler lui accorda aussi la protection supplémentaire de la faire officiellement déclarer « aryenne honoraire ». Hitler blagua même sur le fait qu’elle était en sécurité tant qu’il vivrait. Il n’est pas étonnant qu’elle soit devenue une épave déprimée, gardant une capsule de cyanure sur elle en tout temps. En fait, la Gestapo essaya de l’arrêter au moins deux fois. Lehar fit plus tard aux militaires américains ébahis devant la star le récit de la Gestapo venant chercher sa femme: « Si je n’avais pas été à la maison, je n’aurais jamais revu ma femme. » En fait, il avait téléphoné au Gauleiter local, qui s’arrangea pour que Lehar garde sa femme sous «assignation à résidence» sur leur domaine.

Ils moururent tous les deux peu de temps après la guerre: Lehar en 1948, un an après sa femme, beaucoup plus jeune.

Richard Tauber mourut la même année à Londres, des suites d’un cancer du poumon. Il est considéré comme un des plus grands ténors du XXe siècle.

Johannes Heesters, né en 1903 aux Pays-Bas, prit la nationalité autrichienne, s’installa en 1936 à Berlin, prit sa carte du parti nazi et devint un des chanteurs préférés de Hitler. Il vint jouer devant les SS à Dachau en 1941, ce qui lui valut quelques désagréments après la guerre. Il interpréta le rôle de Danilo plus de 1600 fois.
Ses films furent interdits par les Alliés en 1945, mais il reprit rapidement le chemin des scènes et des studios de télévision. Il fit sa dernière apparition au cinéma en 2008 à l’âge de 104 ans, juste avant sa mort.
Jusqu’au bout, il témoigna de son estime pour Hitler.

Ecoutez Richard Tauber en Danilo dans un enregistrement de 1932.

https://www.youtube.com/watch?v=Vl8xvJ8Tvn0