25 février 1970
Le peintre juif américain Mark Rothko, met fin à ses jours en avalant une overdose d’anti-dépresseurs et en s’ouvrant les veines.
Né à Dvinsk, en Russie (dans ce qui est aujourd’hui la Lettonie), Marcus Rothkovich était le quatrième enfant de Jacob et Anna Rothkovich. La Russie présentait un environnement particulièrement hostile pour les Juifs à l’époque, et Jacob choisit d’émigrer aux États-Unis avec ses deux fils aînés en 1910, puis fit venir le reste de sa famille en 1913. Ils s’installèrent à Portland dans l’Oregon, maisJaco b mourut quelques mois après l’arrivée de la famille, qui durent gagner leur vie dans leur nouveau pays, alors qu’ils ne savaient parler que l’hébreu et le russe. Rothko du apprendre l’anglais et aller traviller alors qu’il était encore très jeune, ce qui lui laissa un sentiment d’amertume persistant pour son enfance perdue.
Bientôt il termina ses études secondaires à la Lincoln High School, où il montra plus d’intérêt pour la musique que pour les arts visuels. Il obtint une bourse d’études pour l’Université de Yale, mais se trouva rapidement confronté à l’environnement conservateur, exclusif des fils de l’aristocratie WASP de Yale qui lui fit bien sentir qu’il n’était pas des leurs. Il quitta l’université sans diplôme en 1923.
Après avoir quitté Yale, Rothko fit route vers New York, comme il l’a raconté, « pour mourir un peu de faim ». Au cours des quelques années qui suivirent, il vécut de petits boulots tout en suivant les cours de natures mortes et de dessin de Max Weber à l’Art Students League, ce qui constitua sa seule formation artistique.
Les premiers tableaux de Rothko furent principalement des portraits, des nus et des scènes urbaines. Après un bref passage par le théâtre lors d’un retour à Portland, Rothko fut choisi pour participer, en 1928, à une exposition collective avec Lou Harris et Milton Avery à la galerie Opportunity. C’était un coup d’éclat pour un jeune immigrant qui avait abandonné l’université et avait commencé à peindre seulement trois ans plus tôt.
Au milieu des années 1930, les effets de la Grande Dépression se firent sentir dans toute la société américaine et Rothko se préoccupa des implications sociales et politiques du chômage de masse. Cela l’incita à assister aux réunions de l’Union des Artistes de gauche. Là, parmi d’autres sujets, lui et beaucoup d’autres artistes se battirent pour une galerie municipale, qui fut finalement accordée.
Alors qu’il travaillait au département « arts du chevalet » de la « Works Progress Administration », Rothko rencontra beaucoup d’autres artistes, cependant, c’est avec avec un groupe composé principalement d’autres peintres juifs russes, qu’il se sentait le plus à l’aise. Ce groupe, qui comprenait des personnalités telles qu’Adolph Gottlieb, Joseph Solman et John Graham, exposa à la galerie Sécession en 1934 et devint connu sous le nom de «The Ten» (Les Dix). En 1936, « The Ten: Whitney Dissenters » exposa aux galeries « Mercury, ouvrant seulement trois jours après l’exposition du Whitney Museum contre laquelle ils protestaient.
Sa peinture des années 1930, influencée par l’expressionnisme, était caractérisée par des scènes urbaines claustrophobes, souvent rendues avec des couleurs acides (comme « Entrance to Subway » (1938)).
Cependant, dans les années 1940, il commença à être influencé par le surréalisme, et abandonna l’expressionnisme pour une imagerie plus abstraites qui entrelaçait des formes humaines, végétales et animales. Il les comparait à des symboles archaïques qui, selon lui, pouvaient transmettre les émotions contenues dans les mythes antiques.
Rothko en vint à voir l’humanité comme enfermée dans un combat mythique avec son libre arbitre et sa nature.
En 1939, il cessa brièvement de peindre pour lire de la mythologie et de la philosophie. « La Naissance de la tragédie » de Nietzsche résonna particulièrement en lui. Il cessa de s’intéresser à la représentation imitative et se passionna pour l’articulation de l’expression intérieure.
Pendant toute cette période, la vie personnelle de Rothko fut marquée par une dépression sévère, et probablement un trouble bipolaire non diagnostiqué. En 1932, il épouse la créatrice de bijoux Edith Sachar, mais divorça en 1945 pour épouser Mary Alice Beistel, avec qui il eut deux enfants.
Tandis qu’on a tendance à regrouper Rothko avec Barnett Newman et Clyfford Still comme l’un des trois principaux inspirateurs de la peinture en « champs de couleur », l’oeuvre de Rothko connut beaucoup de changements stylistiques abrupts et clairement définis.
Le changement décisif survint à la fin des années 1940, quand il commença à créer les prototypes pour ses œuvres les plus connues. Ils sont désormais appelés ses « multi-formes »: les figures sont entièrement bannies, et les compositions sont dominées par de multiples blocs de couleurs aux arêtes douces qui semblent flotter dans l’espace.
Rothko voulait supprimer tous les obstacles entre le peintre, le tableau et le spectateur. La méthode sur laquelle il s’appuyait utilisait des couleurs chatoyantes pour submerger le champ visuel du spectateur. Ses peintures étaient destinées à envelopper entièrement le spectateur et à élever le spectateur au-dessus et en dehors de la société mécanisée et commerciale qui désespérait les artistes comme Rothko.
En 1949, Rothko réduisit radicalement le nombre de formes dans ses tableaux et les agrandit de telle sorte qu’elles remplissaient la toile, planant sur des champs de taches de couleurs perceptibles seulement à leurs frontières. Ses œuvres les plus connues, en vinrent à être appelés ses « sectionnels », et Rothko pensait qu’elles répondaient mieux à son désir de créer des symboles universels du désir humain. Ses peintures n’étaient pas des auto-expressions, affirmait-il, mais des déclarations sur la condition humaine.
Rothko continua à travailler sur les «sectionnels» jusqu’à la fin de sa vie. Ils sont considérés comme énigmatiques, car ils sont formellement en contradiction avec leur intention. Rothko lui-même a déclaré que ses changements de style étaient motivés par la clarification croissante de son contenu. Les compositions englobantes, les frontières floues, la continuité de la couleur, et l’unicité de la forme étaient autant d’éléments de son évolution vers une expérience transcendantale du sublime, le but de Rothko. « La progression du travail d’un peintre, alors qu’il se déplace dans le temps d’un point à un autre, va vers la clarté, a-t-il déclaré, vers l’élimination de tous les obstacles entre le peintre et l’idée et entre l’idée et l’observateur. »
Rothko reçut de nombreux honneurs au cours de sa carrière, notamment en étant invité à être l’un des représentants américains à la Biennale de Venise en 1958. Pourtant, les applaudissements n’ont jamais semblé apaiser l’esprit combatif de Rothko, et il devint un personnage acerbe et vindicatif.
Quand il fut récompensé par la Fondation Guggenheim, il la refusa en guise de protestation contre l’idée que l’art devrait être concurrentiel.
Il était toujours confiant et direct dans ses convictions: « Je ne suis pas un abstractionniste», dit-il une fois. Il se distancia de la classification de son oeuvre comme « peinture emplie de couleurs non objective ». Au lieu de cela, il soulignait que ses peintures étaient basées sur des émotions humaines « de tragédie, d’extase, de malheur ». Il affirmait que l’art ne concernait pas la perception des relations formelles, mais qu’il était compréhensible en termes de vie humaine. Il niait également être un coloriste – en dépit du fait que la couleur était d’une importance primordiale dans ses peintures.
Rothko s’est souvent dressé pour la défense de ses convictions, même si cela lui coûta cher. Dans ce qui était sûrement un acte de représailles contre lui-même, il refusa, en 1953, une offre du Whitney d’acheter deux de ses toiles à cause « d’un profond sentiment de responsabilité pour la vie que mes toiles mèneront dans le monde ».
Un autre projet charnière qui se terminera malheureusement fut la série de peintures murales qu’il réalisa pour le Seagram Building en 1958. A l’origine, l’idée d’intégrer son travail dans un environnement architectural l’attirait, car il admirait beaucoup les chapelles de Michel-Ange et Vasari. Il passa deux ans à réaliser trois séries de peintures pour ce bâtiment, mais ne fut pas satisfait des deux premiers ensembles. Puis il devenint mécontent de l’idée que ses tableaux seraient accrochés dans le somptueux restaurant « Four Seasons ». De manière caractéristique, les idéaux sociaux de Rothko le conduisirent à abandonner la commande, car il ne pouvait pas concilier sa vision personnelle de son intégrité d’artiste avec l’environnement ostentatoire.
En 1964, Rothko reçut une importante commande de la part des grands collectionneurs d’art et de philanthropes de Houston, John et Dominique de Menil. Il devait créer de grandes peintures murales pour une chapelle non confessionnelle qu’ils parrainaient sur le campus de l’Université Catholique St. Thomas où Dominique était le chef du département d’art. Il produisit quatorze peintures tout en travaillant étroitement avec une série d’architectes pour concevoir un environnement propre à la méditation dans une tonalité sombre.
En 1968, Rothko fut victime d’un anévrisme aortique et passa trois semaines à l’hôpital. Ce contact avec la mort l’accompagnerait jusqu’à la fin de sa vie. Il devint aigri que son oeuvre ne reçoive pas le respect qu’elle méritait à ses yeux. Il commença également à s’inquiéter que son art n’ait pas de prolongement majeur, ce qui le conduisit à travailler sur sa dernière grande série, « Black on Greys », qui comprenait vingt-cinq toiles et marqua un net écart par rapport à son travail précédent.
Cependant, le travail ne réussit pas à lui remonter le moral, et à l’âge de 66 ans, Rothko se suicida en prenant une overdose d’antidépresseurs et en se tailladant les bras avec une lame de rasoir. Le matin du 25 février 1970, son assistant, Oliver Steindecker, arriva à son atelier de la 69e rue Est pour le trouver sur le sol de la salle de bain, couvert de sang.
Beaucoup de ses amis ne furent pas totalement surpris par son suicide. Il avait, dirent-ils, perdu sa passion et son inspiration. Certains ont suggéré que, comme d’autres qui avaient auparavant succombé à un combat intérieur, comme Arshile Gorky, Rothko s’était soumis au rituel d’auto-annihilation de l’artiste torturé.
La peinture a consummé la vie de Rothko, et bien qu’il n’ait pas reçu l’attention qu’il ressentait que son travail méritait durant sa propre vie, sa renommée augmenta considérablement dans les années qui suivirent sa mort. Contrairement aux artistes les plus rigoureusement formels parmi les expressionnistes abstraits, Rothko a exploré le potentiel compositionnel de la couleur et de la forme sur la psyché humaine.
Se tenir devant un Rothko, c’est être en présence du dynamisme palpitant de ses immenses toiles; c’est ressentir, ne serait-ce qu’un moment, quelque chose de la spiritualité sublime qu’il chercha inlassablement à évoquer.
Dans une biographie de Rothko publiée en 2015, « Toward the Light in the Chapel », Annie Cohen-Solal insiste sur les racines juives de son art.
Il a lutté contre l’antisémitisme de Yale, les attitudes anti-modernistes des années 1930 et 1940, et les critiques qui se moquaient de ses toiles comme de belles décorations murales ». Il se lia d’amitié avec des collectionneurs et des conservateurs de musée juifs. Et son oeuvre est passée de la mythologie au surréalisme et à ‘abstraction en cherchant une unité de vision, motivée par le principe – qui l’eut cru? – du « tikkun olam », la réparation du monde.
