Ephéméride | Michel-Ange [6 Mars]

6 mars 1475

Naissance à Caprese (Toscane) de Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni, dit en français Michel-Ange. Il s’est beaucoup intéressé aux personnages de la Bible juive et parmi ses oeuvres les plus remarquables figure sa statue de Moïse. Mais pourquoi lui a-t-il mis des cornes ?

En 1505, le pape Jules II fait venir Michel-Ange de Florence et lui commande la réalisation de son mausolée pour la basilique Saint-Pierre de Rome. Mais le pape meurt en 1513, avant l’achèvement du tombeau gigantesque que ses descendants réduisent à des proportions plus raisonnables et installent dans une église plus modeste : la basilique San Pietro in Vincoli. Des six prophètes figurant dans le premier projet, un seul demeure, sculpté en 1515 : Moïse.

De tous les prophètes, Moïse est le plus représenté. C’est le premier d’entre tous, celui à qui Dieu confia la Torah et les tables de la Loi, celui qui sauva son peuple et le conduisit hors d’Egypte jusqu’à la Terre promise. C’est un héros, un surhomme.
Au début de notre ère, le philosophe Philon d’Alexandrie (vers – 20 avant J.-C.- 45 après J.-C.) l’imagine « d’une beauté supérieure à celle d’un homme ordinaire ».
Moins d’un siècle plus tard, l’historien Flavius Josèphe (v. 37 – v. 100) voit en lui le chef perspicace et ingénieux de l’armée égyptienne.
A la fin du IVe siècle, enfin, Grégoire de Nysse, l’un des Pères de l’Eglise, écrit une Vie de Moïse afin que les jeunes moines s’inspirent d’un être qui « s’est élevé jusqu’à la limite extrême de la perfection ».
Moïse est beau, grand, fort, courageux, intelligent — idéal. Sans cela, comment aurait-il pu être choisi par Dieu, parler chaque jour avec Lui, négocier avec Lui, Le contredire parfois ?

Lorsque Freud aperçoit pour la première fois en 1909, la statue du Moïse de Michel Ange dans l’église de Saint Pierre aux Liens, il écrit : « Aucune œuvre n’a produit sur moi un effet plus intense ». La statue suscite chez Freud un trouble profond. Ce qui l’étonne, c’est précisément cette émotion qu’elle provoque en lui.
La statue représente un Moïse assis, son visage exprime la colère et la souffrance. L’œuvre est censée représenter l’image d’un Moïse descendant du Mont Sinaï, avec les Tables de la Loi qu’il s’apprête à jeter, en découvrant avec colère, son peuple qui l’a trahi en adorant le Veau d’Or.
Or que voit Freud ? Un Moïse dans la maîtrise, dominant au contraire son courroux, qui serre les Tables contre lui pour éviter qu’elles ne se brisent. Contrairement à la version biblique, Freud interprète que la volonté de protéger les Tables de la Loi, se révèle plus forte que la colère contre son peuple.
Ernest Jones, son disciple et biographe, nous dit : « Lors des premières visites à Saint Pierre, Freud fuyait le regard irrité du prophète comme s’il était lui-même, l’un de ces Israélites désobéissants, ce qui nous laisse supposer que Moïse figurait bien l’image d’un père en colère. »

Le courroux, n’est-ce pas justement ce qui a manqué à Jacob Freud qui confie le souvenir de son humiliation à Freud enfant :

« – Un chrétien a jeté mon bonnet dans la boue en criant : « Juif, descends du trottoir ! »
– Qu’as-tu fait ? s’enquiert Sigmund.
– J’ai ramassé le bonnet… »

Mais, qu’il soit puissant et colérique ou sage et sauveur, jusqu’au XVIIe siècle, Moïse est toujours représenté âgé, barbu et cornu. La présence de ces petites cornes au-dessus du front s’explique par un passage (versets 29 et 30) du chapitre XXXIV de l’Exode, où il est dit que lorsque Moïse redescend du mont Sinaï, il « ignore que la peau de son visage est devenue rayonnante ».

Dans la Septante, version grecque de la Bible hébraïque, réalisée à Alexandrie vers 270 av.J.-C., le visage de Moïse est dit « chargé de gloire ».

Dans la Vulgate, version latine de la bible, réalisée entre 390 et 405 par Saint Jérôme, Moïse devient curieusement cornu. Bien qu’il se fût entouré d’érudits juifs pour sa traduction de la bible juive, il aurait été trompé par la proximité phonétique des mots – « karan » rayonnant – et « karen » – cornu.

Mais pour certains commentateurs, Saint Jérôme aurait voulu intentionnellement relier ces deux mots pour exprimer, et le rayonnement du visage, et la puissance de la corne. Déjà Rachi de Troyes, au XIème siècle, explique l’utilisation de la même racine de ces deux mots par le fait que la lumière brille et ressort telle une corne.

Pour d’autres auteurs, dès le VIIIème siècle, des copies manuscrites de l’œuvre de Saint Jérôme s’écartent du texte originel et un copiste aurait écrit – « cornatus » (cornu) au lieu de « coronatus » (couronné).
Dans la vulgate actuelle, dite Sixto–Clementine, « cornatus » est traduit par – « son visage rayonnait » –

Mais, fidèles au texte latin, la plupart des artistes du Moyen Age et de la Renaissance, peintres, sculpteurs et imagiers posent au sommet du front de Moïse deux petites excroissances devenues le signe distinctif de l’image du prophète, ses attributs. Comme toute règle, celle-ci possède ses exceptions. La fresque de la Transfiguration de la cathédrale Notre-Dame du Puy-en-Velay, par exemple, datant du XIIIe siècle, montre un Moïse sans cornes mais couronné de l’auréole du saint. Or cette représentation pose un problème théologique car, dans la Bible juive, la sainteté est réservée à Dieu seul.

La montée en puissance de la Réforme protestante au XVIe siècle va clore provisoirement le débat autour des cornes. Face à la diffusion de bibles en langues vernaculaires, l’Eglise catholique, réunie en concile à Trente, réaffirme en 1546 l’authenticité de la traduction de saint Jérôme tout en ­tenant compte des critiques émises par les humanistes de la Renaissance. En 1592, le pape Clément VIII promulgue enfin le texte définitif, appelé « Vulgate sixto-clémentine », dans lequel » cornu » est remplacé par « rayonnait ». Le frontispice est constitué d’une gravure montrant Daniel et Moïse. Ce dernier a bien perdu ses cornes mais, à la place de sa tête, sortent deux rais.

Et les artistes suivent. Moïse garde sa longue barbe fluide (l’eau, dit-on), sa coiffure échevelée (le feu), son lourd manteau (la terre), et perd ses cornes. En 1638, le peintre espagnol José de Ribera le dote au-dessus de la tête de deux longues excroissances lumineuses.
Dix ans plus tard, Philippe de Champaigne garde l’aspect cornu des rayons mais diminue leur longueur. Son Moïse tient ouvert un livre de pierre (plutôt que les deux tablettes du Texte) sur lequel est gravé le Décalogue. Il paraît soucieux — triste peut-être ? Est-il désolé de l’idolâtrie qui s’empara de son peuple en son absence ?
En 1659, Rembrandt représente un Moïse en fureur brisant les tablettes contre un rocher. Aucune corne, aucune lumière ne jaillit de son crâne. Rembrandt respecte la chronologie du Texte : Moïse monte deux fois au sommet du Sinaï : une première fois lorsque se fabrique le veau d’or qui entraînera sa colère et le bris des tablettes (Exode, XXXII, 19), une seconde fois où il redescend avec les nouvelles tablettes et « la peau du visage qui rayonnait » (Exode, XXXIV, 30).

Ainsi se répète la dualité de Moïse, entre sauveur et fureur, à la fois prophète et chef de guerre. Mais en réalité, si les cornes ont bien disparu de son crâne, si parfois deux rayons lumineux les remplacent, cet épisode de l’Exode n’intéresse plus guère l’Eglise catholique soucieuse de combattre la Réforme. Aux Tables de la Loi (qui remplacent alors le crucifix dans les temples protestants), le XVIIe siècle préfère le deuxième chapitre de l’Exode lorsque Moïse, nourrisson, est sauvé des eaux.
Le thème plaît à l’Eglise ­catholique car, selon l’historien Emile Mâle (1862-1954), « Moïse sauvé au berceau était une figure de l’Enfant échappant à la persécution d’Hérode ».

L’iconographie du XIXe siècle et surtout du XXe oublie peu ou prou Moïse.
Marc Chagall est évidemment l’exception. Son « Moïse recevant les Tables de la Loi », peint entre 1960 et 1966, est pourvu, lui, de quatre rayons lumineux en forme de cornes.