21 juillet 1833
Naissance à Vienne de Anshel (August) Bondi, un des tout premiers Juifs américains à s’engager dans la lutte pour l’émancipation des Noirs et l’abolition de l’esclavage.
Il est difficile de contester que le bilan global de l’attitude des Juifs américains sur la question de l’esclavage et de la guerre civile n’est guère reluisant. Si la carrière du secrétaire à la Guerre confédéré, Judah P. Benjamin, ne suffisait pas, la complaisance de la communauté juive d’avant la Guerre de Sécession, y compris dans le Nord, est suffisamment embarrassante.
Mais il y eut des Juifs américains avant la guerre qui risquèrent tout pour combattre «l’institution particulière» du Sud. Connaissant l’histoire de l’Exode, ils savaient que ce n’était pas vraiment si particulier et il se trouva des Juifs qui trouvèrent dans le judaïsme l’impératif de s’aligner, chaque fois, avec opprimé.
À la mi-décembre 1860, les Etats-Unis étaient en voie de désintégration. Abraham Lincoln avait gagné tous les États du Nord et aucun État du Sud. La Caroline du Sud venait d’élire des délégués à une convention de sécession et les autres États du Sud semblaient prêts à suivre. Le président sortant, James Buchanan, publia une proclamation désespérée, « compte tenu de la situation actuelle préoccupante et dangereuse de notre pays », déclarant le 4 janvier 1861, journée nationale de prière. Il demanda que « le peuple se réunisse ce jour-là, selon ses diverses modalités de culte, pour en faire une journée de jeûne solennel ».
Le jour dit, la congrégation de B’nei Jeshurun à New York vit Morris Jacob Raphall, un rabbin né en Suède, monter à la bima. « Comment osez-vous, au vu de l’approbation et de la protection accordées aux esclaves dans les Dix Commandements, comment osez-vous dénoncer l’esclavage comme un péché? » Demanda Raphall au pasteur de Brooklyn Henry Ward Beecher, frère de l’auteure de la Case de l’Oncle Tom. Considérant que les Patriarches eux-mêmes possédaient des esclaves, Raphall continua: « Ne vous semble-t-il pas que vous êtes coupable de quelque chose de très proche du blasphème?
Le sermon de Raphall divisa les Juifs américains. « Je me suis senti extrêmement humilié, je peux dire indigné, par les paroles sacrilèges du rabbin », écrivit Michael Heilprin, vétéran de la révolution hongroise de 1848, dans le New York Tribune. « Les stigmates de l’esclavage en Égypte doivent-ils être associés au peuple d’Israël par les lèvres israélites elles-mêmes? »
Durant les décennies précédant l’afflux des Juifs d’Europe de l’Est en Amérique, il n’y avait pas de communauté juive organisée, et donc pas de position juive identifiable sur la question politique la plus brûlante de l’époque. En 1853, « l’American and Foreign Anti-Slavery Society » avait analysé le point de vue des groupes religieux américains sur l’esclavage et conclu que les Juifs « ont pour politique que chacun choisisse quel parti il juge le meilleur pour promouvoir son propre intérêt et le bien-être de son pays … Ils n’interfèrent dans aucune discussion qui ne concerne pas leur religion. »
Cependant, le rapport concluait avec une pointe d’ironie que la question de l’esclavage n’était peut-être pas aussi insignifiante pour le judaïsme que beaucoup de ses adeptes américains ne voulaient l’admettre. « Objets de tant de préjugés et d’oppression injuste pendant des siècles », déplorait le rapport, « ils devraient sûrement, plus que toute autre confession, être les ennemis des castes et les amis de la liberté universelle. »
Les Juifs du Nouveau Monde participèrent à l’esclavage au moins aussi pleinement et de façon profitable que leurs voisins goys. Les Juifs de New Amsterdam possédaient des esclaves en l’espace d’une décennie après leur arrivée en 1654, et leurs frères de Newport, dans le Rhode Island, furent impliqués dans le commerce des esclaves jusqu’à la guerre d’Indépendance. Dans le Sud, écrivait l’historien Max Kohler en 1897, être assez riche pour posséder des esclaves et n’en posséder aucun, comportait des inconvénients sociaux et commerciaux, tandis que dans le Nord, l’abolitionnisme absolu était découragé par les considérations de « politique commerciale et d’affaires » « qui rendaient « ces positions inopportunes. »
Les dirigeants juifs américains du milieu du XIXe siècle étaient surtout préoccupés par l’opportunité. Le Juif le plus éminent des États-Unis, Mordecai Manuel Noah – ancien consul auprès du Royaume de Tunis et promoteur infatigable du programme « Ararat » visant à installer la communauté juive mondiale sur une île de la rivière Niagara – avait commencé sa carrière comme opposant à l’extension de l’esclavage. « Comment les Américains peuvent-ils être engagés dans ce trafic », demandait-il, à propos du commerce des esclaves, « les hommes dont le droit de naissance est la liberté, dont la singularité est la liberté? »
Mais l’âge venant, Noah devint un opposant si déclaré à l’émancipation que le premier journal noir d’Amérique, « Freedom’s Journal », fut spécialement créé pour contrer les attaques venimeuses de Noah, et que le célèbre abolitionniste William Lloyd Garrison fut amené à le décrire comme un « Shylock » et un « descendant en droite ligne des monstres qui clouèrent Jésus sur la croix. » Quand Noah mourut en 1851, ce fut le rabbin Morris Jacob Raphall qui prononça l’éloge funèbre à ses funérailles.
Les vue des successeurs de Noé à la tête de la commusnauté juive naissante furent moins démagogiques, mais tout aussi molles sur la question de l’esclavage. Isaac Leeser de Philadelphie, le premier traducteur du Tanakh en anglais et un homme que la Bibliothèque du Congrès avait surnommé « l’architecte de la vie juive américaine », admit avec Raphall que l’esclavage était légal selon la loi juive, mais avertit que «nos synagogues ne sont pas des lieux pour des débats politiques ». Isaac Mayer Wise, le guide spirituel du judaïsme réformé aux États-Unis, refusa de condamner l’esclavage comme une faute morale ou religieuse, et quand la guerre éclata, Wise publia un éditorial pour son influent journal, The Israélite, intitulé, « Notre politique, le silence. »
Ernestine Rose, oratrice éblouissante, utopiste et libre penseure née en Pologne, comptait parmi les Juifs qui ne se contentaient pas d’une telle politique – « J’étais déjà rebelle à l’âge de cinq ans » , racontait-elle -, parcourait les Etats-Unis pour promouvoir les droits des femmes et condamner l’esclavage. Un jour, dans le Sud, un propriétaire d’esclaves dit à Rose qu’il l’aurait fait couvrir de goudron et de plumes si elle avait été un homme.
C’est un fait peu connu que trois immigrés juifs, ont fait partie de la bande de John Brown lors des escarmouches et massacres entre « free-staters » abolitionnistes du Kansas et esclavagistes pro-sudistes du Missouri.
Il s’agissaitt de Théodore Wiener, juif polonais, Jacob Benjamin de Bohême, et August Bondi (1833-1907), juif hongrois. Parmi les trois, c’est incontestablement August Bondi qui a laissé la marque la plus importante dans l’histoire.
Bondi était né le 21 juillet 1833, à Vienne. Il fit son éducation dans le lycée universitaire de Vienne, qui était dirigé par des moines catholiques. Quand il eut 15 ans, en 1848, pendant ce « printemps des peuples » célébré par l’élite intellectuelle française de l’époque, il rejoignit la « Légion académique des étudiants », un groupe révolutionnaire hongrois qui luttait pour une Hongrie libre détachée de la tutelle autrichienne.
La révolte échoua et Bondi fut expulsé de son école. Certains des étudiants furent emprisonnés. Bondi et sa famille fuirent alors aux États-Unis dès cette funeste année. Sa famille s’installa à Saint-Louis. Bondi travailla sur un cargo qui parcourait le Mississippi jusqu’au golfe du Mexique. Il écrira en mai 1850 alors que le bateau sur lequel il travaillait s’était arrêté à Galveston: « Les cris des esclaves qu’on fouette avec des lanières de cuir, chaque matin, me réveille avant l’aube, vers quatre heures. »
C’est dans un article du New York Tribune, qu’à cette même époque, il lut un éditorial appelant les immigrés à venir s’installer au Kansas pour éviter que ce qui n’était alors qu’un territoire ne devienne un Etat esclavagiste. Bondi répondit à l’appel et s’installa en mai 1855 dans le comté de Franklin.
Les raids des esclavagistes du Missouri battaient alors leur plein. Les événements qui menèrent à « la guerre de Wakarusa » commencèrent le 21 novembre 1855, quand l’anti-esclavagiste Charles W. Dow fut assassiné par un colon pro-esclavagiste. De violentes représailles mutuelles s’ensuivirent. Le 1er décembre 1855, une petite armée de Missouriens, sous le commandement du shérif Samuel J. Jones du Comté de Douglas (Kansas), assiégèrent la ville de Lawrence, bourgade où se rassemblaient les abolitionnistes et les nouveaux immigrants.
Pendant le siège, le corps principal des envahisseurs campait à environ 10 kilomètres au sud-ouest de Lawrence. L’armée des assiégeants était de 1.500 hommes. Ils étaient diversement armés, mais ayant pénétré par effraction dans l’arsenal des États-Unis à Liberty (Missouri), ils avaient volé les pistolets, sabres, canons et munitions dont ils avaient besoin. À Lawrence, John Brown et James Henry Lane avaient rassemblé une armée de colons anti-esclavagistes et érigé des barricades.
Il n’y eut finalement aucune attaque sur Lawrence. Le 8 décembre, un traité de paix apaisa le désordre, et ses dispositions furent généralement acceptées. Le 6 décembre l’abolitionniste Thomas Barber devint la seule victime de ce siège. Sa mort fut immortalisée par John Greenleaf Whittier dans un poème intitulé « L’Enterrement de Barber ».
James Buchanan, pro-esclavagiste fut investi candidat démocrate, puis élu président avec 1,8 million de voix contre 1,3 million à John Charles Frémont. En janvier 1856, le Kansas avait donc deux gouvernements, chacun d’eux déclarant l’autre hors la loi. L’officiel à Lecompton et l’officieux, à Lawrence (Kansas).
La paix fut de courte durée, aucune loi ne régnant sinon celle du plus fort. Si bien qu’un an plus tard un groupe de huit cents « Border Ruffians » du Missouri mit à sac des maisons, des magasins de Lawrence, brûlèrent l’e siège de « l’État libre » et détruisirent deux bureaux de presse.
Au cours de ces évènements, Bondi avait vu sa maison partir en cendres et son bétail volé. Dès lors il décida de rejoindre les « Kansas regulars » qui, on s’en doute, n’avait rien de soldats réguliers. La loi qui régissait cette guerre de frontière était la loi du Talion: « œil pour œil dent, pour dent, sang pour sang, brûlure pour brûlure ». En mai 1856, quelques jours après le pillage de Lawrence, Brown mena un raid sanglant à la frontière du Missouri, au lieu-dit « Pottawatomie Creek » et massacra plus d’une douzaine d’esclavagistes à l’arme blanche.
Le 2 juin 1856 : John Brown fit prisonnier le Colonel Henry C. Pate et 22 (ou 48 selon les sources) combattants de ses hommes pro-esclavagistes lors de la bataille de Black Jack. Bondi, et ses deux coreligionnaires Benjamin et Weiner avaient tous combattu avec Brown à Black Jack. Dans le récit qu’a laissé Bondi de « la bataille », il raconte comment il marchait en pointe du reste de la troupe, à côté de Brown.
« Nous marchions le dos courbé, rampant presque et nous protégeant des tireurs d’élite « Ruffian » dans les herbes hautes, mais les balles sifflaient …. Wiener soufflait comme un bateau à vapeur, en se pressant derrière moi. » Il interpelle son compagnon en yiddish: « Nu, vos meynt ir yetst. » [« Alors, qu’en pensez-vous maintenant »] Sa réponse fut, « vos zol ikh meynen, sof odom muves. » ? [Que devrais penser, la fin de l’homme est la mort] », autrement dit, « Je suppose que nous allons droit vers la mort ».
De ces trois juifs, leurs détracteurs ont dit qu’ils n’étaient que des marchands qui s’étaient installé dans le Kansas avec l’intention de monopoliser le commerce dans la région. Ce qui peut être vrai pour l’un n’est pas vrai pour l’autre. Dans ses mémoires, Bondi traite son ancien compagnon Théodore Wiener comme « pro esclavagiste » du fait que ses clients « étaient, à peu près tous des pro-esclavagiste. » A un moment où la situation était de plus en plus tendue et que la violence prenait des proportions de plus en plus inquiétantes, Wiener refusa de suivre ses anciens compagnons, de prendre parti, « alléguant qu’il était venu au Kansas pour faire du commerce et non pour la politique. » On peut penser que si l’abolitionnisme était une cause noble et sincère chez certains, comme August Blondi, il n’était que le résultat du plus simple opportunisme chez Wiener, qui d’après certains aurait rejoint Brown pour évincer un homme qu’il détestait (rivalité commerciale?) et non dans le but d’émanciper les noirs. A cette époque Brown n’était pas très regardant sur les hommes qui le suivaient et ainsi on pouvait trouver autant d’hommes authentiquement abolitionnistes que d’hommes poussés par la vengeance ou par l’intérêt personnel.
Il convient de noter à ce propos que certains abolitionnistes n’étaient pas plus enclins que ça à se lier avec des noirs (sauf Brown). Pour eux, la présence de l’esclavage était une calamité au Kansas du fait que les salaires de la classe ouvrière blanche s’en trouvaient rabaissé. Bondi lui-même fait la distinction quant à ce qui avait dicté son combat : « Ce n’était pas tant la sympathie avec l’esclave nègre, c’était l’antipathie contre la dégradation du travail ».
Bondi prit part avec Brown à plusieurs raids tout le long de la frontière Missouri-Kansas. En 1857, Bondi participa à un raid sur la ville esclavagiste de Greeley dans le comté d’Anderson. Néanmoins en 1859 lors du Raid d’Harpers Ferry, il était au Canada. Ce n’est pas étonnant quand on sait qu’à cette époque Brown, n’était plus guère suivi que par les membres de sa famille, des amis de longues dates, très fidèles, abolitionnistes sincères et quelques noirs.
Quand la guerre civile commença, il s’engagea dans le 5e de cavalerie du Kansas. Pendant 3 ans, il combattit dans plusieurs batailles et accrochages avant d’être gravement blessé. Il fut même fait prisonnier et laissé pour mort près de Pine Bluff, dans l’Arkansas.
Il se rétablit et fut exempté de service le 10 novembre 1864. Deux ans après, Bondi tenait une épicerie à Leavenworth. Il déménagea ensuite à Salina, où il dirigea plusieurs magasins et un bureau de poste. Il devint avocat à l’âge de 63 ans. Bondi mourut en 1907, à l’âge de 74 ans.
Dans son autobiographie, il affirme que c’est un serment de jeunesse qu’il l’avait poussé toute sa vie à se consacrer à la lutte pour les idéaux de progrès et de liberté. Enfin qu’il était resté fidèle aux principes qu’il avait juré de faire respecter au cours « des jours orageux de la révolution de 1848. » Même si on peut toujours douter de ce genre de proclamation, écrit pour la postérité, la tradition des juifs hongrois dans toutes les luttes sociales du XIXème et du XXième siècle tend à montrer que ce genre de personnage plus ou moins apatride était sincère dans le dévouement à la cause q’il voulait servir.
Beaucoup, parmi les abolitionnistes, invoquaient spécifiquement l’expérience juive elle-même pour s’opposer à l’esclavage. « S’il est quelqu’un, c’est le Juif, plus que tout autre qui devrait être animé de la haine la plus brûlante et la plus inconciliable pour » l’institution particulière « du Sud », avait déclaré Bernard Felsenthal de Chicago, qui fut plus tard l’un des premiers sionistes en Amérique, qui avait refusé un poste de rabbin à Mobile, en Alabama, parce que cela aurait exigé l’acquiescement à l’esclavage. Gustav Gottheil, un autre sioniste précoce, était encore en Angleterre au moment du discours de Raphall, mais répondit par deux sermons rapidement publiés sous le nom de « Moïse contre l’esclavage ». « Comment pouvons-nous garder le silence », demandait Gottheil, quand la Torah est invoquée pour cautionner une institution alors qu’elle en est, en fait, « un grand énoncé cohérent de condamnation »?
L’une des dénonciations juives les plus éloquentes de l’esclavage fut énoncée de façon plutôt elliptique: en 1859, un aspirant professeur, nommé Moses Mielziner, obtint son doctorat de l’Université de Giessen avec une thèse sur « L’esclavage parmi les anciens Hébreux », qui tentait de démontrer que les Israélites avaient traité leurs esclaves avec un certain degré de décence. Le contraste avec l’esclavage pratiqué brutalement aux États-Unis était seulement implicite, mais en avril 1861, le mois où débuta la guerre civile, » l’American Presbyterian Review » publia sa thèse en traduction, vraisemblablement en réponse au débat que Raphall avait provoqué. « Aucune religion et aucune législation des temps anciens ne pouvaient, dans son esprit le plus intime, être aussi nettement opposées à l’esclavage que ne l’était la religion mosaïque », écrivait Mielziner, « et aucun peuple, considérant sa propre origine, ne pouvait se sentir plus partisan de la suppression de l’esclavage que le peuple d’Israël. Le judaïsme, à son avis, « mettait fortement l’accent sur la haute dignité de l’homme » et « insistait non seulement sur la justice la plus, mais aussi sur la plus tendre pitié et la plus grande indulgence, surtout envers les nécessiteux et les malheureux. » « Certainement, le peuple juif, qui avait lui-même supporté le joug de l’esclavage et était devenu une nation seulement par émancipation », serait un adversaire acharné de « l’état contre-nature de l’esclavage, par lequel la nature humaine est dégradée ».
La réponse juive la plus courageuse au sermon de Raphall ne vint ni d’Europe ni du Nord, mais de l’estrade d’une synagogue de Baltimore, Maryland, un état esclavagiste.
Le rabbin David Einhorn, né en Bavière, s’était réfugié aux États-Unis en 1851 après que l’empereur Franz-Josef, craignant les liens de plus en plus étroits entre le mouvement réformé et le récent soulèvement révolutionnaire, eut fermé sa synagogue. Une fois à Baltimore, Einhorn pris rapidement de l’importance et, par déférence envers sa congrégation, évita largement le problème de l’esclavage.
Mais en janvier 1861, après le sermon incendiaire de Raphall à New York, Einhorn sentit qu’il ne pouvait plus se taire. « Le Juif a une raison particulière d’être conservateur », admit Einhorn, notant le désapprobation de son public pour la politique en chaire, « et il le fait doublement et triplement dans un pays qui lui accorde tous les privilèges spirituels et matériels qu’il peut souhaiter. » Tout en partageant les « sentiments patriotiques » de la congrégation pour l’Amérique, Einhorn déclara que permettre à la loi juive d’être « déshonorée … et dans le lieu saint » serait mettre en péril l’âme même du judaïsme:
« La moralité sans tache des principes mosaïques est notre fierté et notre renommée, et notre arme depuis des milliers d’années. Nous ne pouvons pas renoncer à cette arme sans remettre une puissante épée dans les mains de nos ennemis. Cette fierté et cette renommée, la seule que nous possédons, nous n’oserons pas nous en laisser dérober. Cela serait dénué de prudence, constituerait le plus grand triomphe de nos adversaires et notre propre destruction, et serait payer trop cher la faveur éphémère et hésitante du moment. Ne serait-il pas alors juste de dire, comme cela a déjà été fait, à la suite du sermon de Raphall: « Voilà comment sont les Juifs! Là où ils sont opprimés, ils se vantent de l’humanité de leur religion; mais là où ils sont libres, leurs rabbins déclarent que l’esclavage a été approuvé par Dieu. »
Pour de telles provocations et d’autres, Einhorn fut, comme Rose, menacé du goudron et des plumes. Une semaine après le début de la guerre, lui et sa famille s’exilèrent à Philadelphie.
Einhorn – un homme qui avait beaucoup à perdre – voyait une communauté juive américaine s’occuper de ses propres intérêts à court terme, préférant garder le silence sur l’oppression des autres, choisissant par crainte la passivité politique. Il croyait en une morale au-delà de la simple préservation de soi: influencé par Haskalah, les Lumières judéo-allemande, Einhorn pensait que les Juifs n’étaient un peuple que dans la mesure où ils étaient unis par des croyances éthiques communes. Une communauté juive préservée au prix de son engagement envers ce que Mielziner avait appelé « la plus haute justice » n’était, pour Einhorn, aucune communauté juive du tout.
