12 septembre 1683
Défaite des Turcs devant Vienne. Un tournant dans l’histoire de l’Europe… et des viennoiseries.
Le mot allemand « Bügel » signifie étrier. Il peut aussi s’agir du ceintre ou du repassage, comme dans: « Ich bügel », c’est-à-dire « je repasse » (mes vêtements).
Parce que la langue anglaise ne connait pas le son “ü”, le mot « Bügel » a été prononcé « Bagel ».
Le premier bagel fut cuit, selon une certaine tradition par un boulanger juif de Vienne, en Autriche, en 1683. Il l’aurait fait en l’honneur du roi polonais Jan Sobieski, qui avait contribué à la stratégie décisive qui mena à la défaite des Turcs lors de la bataille de Vienne le 12 septembre 1683.
Cette bataille marqua un tournant capital dans la lutte qui se menait depuis trois siècles entre chrétiens et musulmans pour la maîtrise de l’Europe.
On se souvient que les Turcs avaient conquis Constantinople en 1453 après une campagne de 100 ans.
Le sultan turc Mehmet II rebaptisa la ville d’Istanbul, nom qu’elle porte toujours. Avant 1453, les Turcs avaient déjà vaincu les Serbes lors de la bataille du Kosovo en 1389. Leur victoire sur les chrétiens en 1453 avait conduit les Turcs à occuper la plus grande partie des Balkans.
Ils purent ainsi assiéger Vienne pour la première fois en 1529. N’ayant pas réussi à occuper Vienne à cette époque, ils essayèrent encore et encore et se retrouvèrent finalement en vue de la capitale autrichienne en 1683.
Ils furent accueillis par une armée autrichienne et allemande de 100 000 hommes. Le commandant des Turcs, Pacha Kara Mustafa, commandait une armée de 140 000 hommes. La bataille entre les forces allemandes et les Turcs changea de camp toute la journée jusqu’à ce que le roi polonais Sobieski arrive avec une force de cavalerie lourde de 20 000 hommes et devale sur les Turcs.
Les Turcs avaient perdu environ 15 000 hommes dans les combats. L’une des principales raisons de la défaite turque était que leurs cavaliers n’utilisaient pas d’étrier contrairement à la cavalerie polonaise. Un cavalier utilisant des étriers a plus de chances de rester en selle.
Il est assez surprenant que les Turcs n’aient pas adopté l’étrier déjà introduit en Europe au huitième siècle lorsque les Francs chrétiens vainquirent les musulmans lors de la bataille de Tours en 732. Les étriers chrétiens stoppèrent donc deux fois la conquête musulmane.
Le bagel original, en forme d’étrier, aurait donc été l’hommage rendu par la confrérie des boulangers juifs de Vienne en remerciement au roi Sobieski et à sa cavalerie.
On a quelques raisons de douter de cette théorie. D’une part, on ne voit pas pourquoi les boulangers juifs auraient préféré vivre en régime chrétien plutôt qu’en régime musulman, à une époque où les Juifs jouissaient d’une situation largement préférable dans l’empire ottoman. D’autre part, les Juifs avaient été expulsés de Vienne en 1669 et, même si quelques-uns étaient parvenus à y revenir, c’était en tout petit nombre. Pas de quoi justifier l’existence de boulangers juifs et encore moins de se mettre en avant pour honorer un roi polonais.
Dans d’autres versions, il ne s’agissait pas de bagels, mais de croissants (rugelekh) en référence au croissant islamique.
Aussi peu vraisemblable qu’elle fut, la légende fut néanmoins pain béni, si l’on ose dire, pour les antisémites viennois des siècles suivants, qui voulaient bien admettre que les Juifs avaient inventé le croissant, mais, en traîtres qu’ils étaient, pour accueillir les Turcs après leur victoire.
Gil Marx, dans son « Encyclopedia of Jewish Food », propose une autre version de l’histoire des origines du bagel et de son foudroyant succès en Amérique.
Le bagel est mentionné pour la première fois en 1610 dans les archives de la communauté juive de Cracovie, où il est affirmé que les bagels sont un cadeau approprié pour les femmes sur le point d’accoucher et pour les sages-femmes.
Les Juifs d’Asie centrale, où existe encore un type de pain en anneau similaire, auraient pu amener le concept en Europe de l’Est au Moyen Âge. Ou peut-être vient-il de l’autre côté, des Séfarades qui préparaient un pain bouilli, les « escaladadas », un nom dérivé de l’escalade espagnole (échaudage).
Le nom yiddish « beygel » est peut-être dérivé de « bougal », un mot du haut-moyen allemand signifiant anneau, ou « beygn », un mot yiddish signifiant « courber ». Il a été plus tard américanisé en bagel – une orthographe imprimée pour la première fois dans le New York Times du 14 septembre 1930.
Au dix-septième siècle, les bagels étaient devenus un aliment courant chez les Juifs de Pologne et des pays baltes. Les bagels n’eurent toutefois que peu de succès dans les régions voisines d’Allemagne et de Russie. Le bagel d’origine était plus petit et beaucoup plus mince (plus de trou, moins de pain) que le bagel moderne moyen.
Il y avait peu de variantes dans les bagels de l’Ancien Monde, bien que des œufs étaient parfois ajoutés à la pâte pour rendre le produit fini plus mou, et pour allonger la durée de conservation.
Contrairement à la plupart des pains en Europe, tels que le pain de seigle et le bialys, couramment fabriqués dans les boulangeries par des professionnels, les bagels étaient généralement préparés par des femmes dans les modestes cuisines familiales, puis proposés dans des paniers ou enfilés sur des bâtons au coin des rues par les maris ou les enfants. Les responsables gouvernementaux essayèrent parfois de soumettre la vente des bagels à l’octroi d’une licence, mais la plupart des colporteurs ignoraient la contrainte, souvent au risque de se voir confisqué leur recette par les policiers avides.
La forme circulaire du bagel, sans début ni fin, favorisa son utilisation symbolique lors de divers événements du cycle de vie juif, notamment les naissances, les circoncisions, les rassemblements post-funéraires et les repas avant les jours de jeûne. Néanmoins, c’était avant tout un pain de tous les jours, non une friandise bien-aimée.
Dans la Pologne appauvrie à la suite des massacres cosaques du milieu du XVIIe siècle, les bagels servaient de petit-déjeuner et de déjeuner aux masses de Juifs polonais, aux travailleurs comme aux écoliers, qui les mangeaient avec du beurre ou du schmaltz.
À partir des années 1880, les Juifs d’Europe orientale commencèrent à arriver aux États-Unis en grand nombre, en apportant avec eux le bagel. Il y avait alors suffisamment de demande pour qu’en 1907, trois cents boulangers fabriquant des bagels dans la ville de New York se soient regroupés pour former le syndicat « International Beigel Baker ». Cette association était très restrictive et l’appartenance au syndicat se transmettait de père en fils. Les recettes et les techniques étaient des secrets de famille soigneusement gardés.
Au cours du demi-siècle suivant, les bagels étaient tous fabriqués à la main, habituellement par groupes de quatre: deux hommes façonnaient les bagels des deux mains, l’un les faisait bouillir et l’autre les faisait cuire. Les ouvriers, qui travaillaient généralement dans des caves exiguës, étaient payés à la pièce – dix-neuf cents par boîte en 1910. Une équipe expérimentée pouvait produire 6 400 bagels (soit 100 boîtes) en une seule journée. Jusque dans les années 1950, la ville de New York comptait encore plus de trente équipes de boulangers de bagels qui pratiquaient leur métier de manière traditionnelle.
Au fur et à mesure que les immigrants devenaient plus installés et prospères, le bagel devenait moins un aliment de base, pour finir par devenir une friandise du dimanche matin. Les garnitures se diversifiaient, pour inclure des graines de pavot, des graines de sésame, des graines de carvi, des oignons secs, de l’ail, du sel casher et « tout », une combinaison des six.
Alors qu’en Europe les bagels n’avaient jamais été utilisés pour préparer des sandwichs, en Amérique ils commencèrent à accueillir diverses garnitures. Lorsque, dans les années 1930, de nombreux Juifs voulurent s’abstenir de consommer le classique brunch du dimanche aux oeufs Benedict, ils substituèrent au jambon des tranches de lox (saumon fumé), du fromage à la crème à la place de la sauce hollandaise et un bagel à la place du muffin anglais. C’est ainsi que naquit un grand classique américain. Ni lox ni fromage à la crème n’avaient jamais touché un bagel en Europe.
Pendant des décennies, un certain nombre de gens, dans l’espoir d’accroître leur production et de briser le monopole syndical, tentèrent d’inventer une machine à fabriquer des bagels.
Parmi les plus tenaces, il faut citer le boulanger Meyer « Mickey » Thompson de Los Angeles. Finalement, en 1962, le fils de Thompson, Daniel, inventeur de la première table pliante de Ping-Pong, exauça la quête de son père en créant une machine qui éliminait le roulage à la main et pouvait sortir jusqu’à quatre cents bagels par heure. Plus tard, les modèles commerciaux pour la fabrication à grande échelle purent en produire près de cinq mille à l’heure.
Ironiquement, les principaux constructeurs de machines américains refusèrent de fabriquer la machine à bagels Thompson, estimant que le marché des bagels ne serait jamais assez important pour justifier les coûts de fabrication des machines.
Les protestations syndicales réussirent à tenir la nouvelle machine hors de New York.
En 1927, Harry Lender émigra de Lublin, en Pologne, et atterrit à New Haven, dans le Connecticut, où il ouvrit une boulangerie, qui fut finalement reprise par ses fils, Murray et Marvin. Ils vendaient des pains et des petits pains juifs traditionnels et, le week-end, des bagels. Pour accélérer la production, les Lenders commencèrent à introduire de gros morceaux de pâte dans une machine à baguettes italienne, ce qui permettait à un ouvrier de fabriquer six cents bagels par heure. En 1955, Lender’s commença à emballer ses bagels dans des sacs en plastique pour la vente dans les épiceries de quartier.
En août 1963, Thompson installa sa première machine dans l’usine des Lender à New Haven. Au bout de quelques années, presque tous les grands fabricants de bagels en Amérique utilisaient la machine de Thompson.
Mais il y avait un problème: la boulangerie des Lender produisait maintenant plus de bagels que ce qui pouvait se consommer dans les limites géographiques du Connecticut. Pour faire face à la courte durée de conservation, en 1965, Lender commença, en 1965, à pratiquer la congélation rapide des bagels, une étape décisive vers leur acceptation définitive par le grand public, bien qu’au détriment de leur goût et de leur texture.
Pour accroître encore l’acceptation du bagel, Lender reconfigura sa production de bagels en série pour qu’ils soient plus tendres et plus sucrés que le style traditionnel.
Lender devint ainsi et reste toujours le plus grand producteur mondial de bagels.
Une décennie plus tard, les bagels de Lender étaient devenus monnaie courante dans les congélateurs des supermarchés aux États-Unis et se classaient seulement derrière le jus d’orange dans la consommation américaine d’aliments congelés.
À la fin des années 1980, le bagel était devenu le pain de petit-déjeuner le plus répandu aux États-Unis. Le nombre de magasins de bagels dans tout le pays passa à 1 500 en 1994 et à plus de 9 000 en 1998.
Au début du XXIe siècle, les magasins de bagels se classaient parmi les premières chaînes de magasins en termes de croissance et l’on trouve des magasins de bagels dans toutes les villes américaines, y compris celles où il n’y a pas de Juifs.
Mais pour en revenir à la victoire sur les Ottomans en 1683 et à sa légende vraie ou fausse, les bagels ne furent pas le seul héritage délicieux pour le petit déjeuner.
Lorsque les Turcs eurent perdu la bataille et pris la fuite, ils laissèrent derrière eux de nombreux sacs de haricots bruns et durs qui n’avaient jamais été vus en Europe auparavant. Les Autrichiens ne savaient pas quoi faire de ces haricots jusqu’à ce que des prisonniers turcs leur disent que les haricots pourraient être cuits pour faire ce que les Turcs appelaient khafir.
Khafir est le mot arabe pour incroyant ou infidèle. Les Arabes avaient trouvé le café pour la première fois chez les Zoulous du sud-est de l’Afrique avec lesquels ils faisaient du commerce. Ils appelèrent ces Zulu « Khafirs » et aussi le mot désignant le café, qui passa d’abord au turc et de là dans toutes les autres langues européennes.
Que ce soit le café-bagel américain ou le café-croissant européen, cela reste donc une histoire turque.
IKH VINSH AYKH A GUTN APETIT!
