Ephéméride | Fanny von Arnstein [29 Septembre]

29 septembre 1758

Naissance à Berlin de Franziska Feigele Itzig, plus tard baronne Fanny von Arnstein. Tout ce que Vienne et l’Europe comptaient de célébrités intellectuelles, artistiques et politiques, se pressait dans son salon.

Les contemporains louaient son «visage de déesse» et l’appelaient «la belle juive», une femme hautement cultivée, spirituelle et rayonnante, aux yeux bleu marine, pour lesquels un prince du Liechtenstein perdit la vie en duel.

La ville de Vienne fut le théâtre principal de son histoire remarquable, à une époque où la capitale impériale autrichienne était de facto la capitale de toute l’Europe, le lieu où les dynasties du continent s’efforçaient de se reconstituer et de parvenir à un équilibre stable après les bouleversements de l’épisode napoléonien.

Là, avant et pendant le Congrès de Vienne de 1814 à 1815, Fanny tint un salon de plus en plus mythique, attirant des célébrités comme Mme de Staël, le duc de Wellington, l’amiral Nelson, sa maîtresse Lady Hamilton et le jeune Arthur Schopenhauer.
Fanny était à l’aise aussi bien dans les mondes juif que chrétien, brillant symbole de l’émancipation des Juifs européens et de la libération des femmes.

Née en 1758 sous le nom de Franziska Itzig, Fanny grandit dans un riche foyer berlinois orné de peintures de Rubens et de Watteau. Son père, maître de la Monnaie du roi de Prusse Frédéric II, était un ami et un protecteur du philosophe Moïse Mendelssohn, qui joua un rôle essentiel dans le mouvement d’intégration des Juifs dans le courant dominant européen. Le caractère optimiste de Fanny et son éducation dans une famille privilégiée de l’époque des Lumières lui donnèrent l’espoir que les barrières religieuses pouvaient être dépassées. On sait quel destin tragique connut ultérieurement cet espoir dans les pays germaniques.

Fanny quitta Berlin à l’âge de 18 ans pour épouser le fils d’un autre financier de cour. Mais peu après avoir déménagé à Vienne, elle s’aperçut que les Juifs y étaient à peine tolérés. Un an seulement après que Fanny eut échangé la capitale prussienne contre l’autrichienne, l’impératrice Marie-Thérèse avait écrit sur les Juifs: « Je ne connais pas de pire plaie pour l’Etat que cette nation, pour réduire les gens à la mendicité par leurs tromperies, usure et opérations financières, pour pratiquer tous les méfaits qu’un honnête homme mépriserait; par conséquent, dans la mesure du possible, ils doivent être écartés d’ici, et leur nombre diminué. »

Pour le bonheur de Fanny, la situation des Juifs s’améliora après la mort de l’impératrice en 1780, lorsque son successeur, le réformateur Joseph II monta sur le trône. Dès les débuts de son règne, Fanny ouvrit sa maison où elle tint salon. Elle s’habillait à la mode, refusait de couvrir avec modestie ses cheveux comme le voulait la coutume juive pour femmes mariées, et remontait plutôt ses boucles sur sa tête, se vêtant de robes élégantes et de bijoux scintillants sur son cou de cygne.
Il fallut cette Juive de Berlin, libérée et avant-gardiste, pour introduire à Vienne l’arbre de Noël, jusque là une coutume de l’Allemagne du nord.
L’empereur Joseph publia son « édit de tolérance » en 1782, le premier et le plus décisif en Europe en ce qui concernait l’émancipation des Juifs.

Joseph II leva beaucoup de restrictions, mais pas toutes, sur les Juifs de l’empire austro-hongrois, leur permettant d’exercer des métiers profanes, de fréquenter des écoles et des universités avec les chrétiens et de se soustraire aux vêtements distinctifs obligatoires.
Mais de nombreuses restrictions subsistaient: les Juifs n’étaient toujours pas autorisés à posséder des terres, à mener une vie communautaire ou à s’installer librement où ils le souhaitaient.

Pendant ce temps, la foule aux soirées de Fanny suscitait l’inquiétude des autorités autrichiennes qui avaient recours à un vaste réseau d’informateurs pour surveiller les activités potentiellement subversives. Mais Fanny s’indignait de ces contrôles et, par son courage et sa séduction personnelle, faisait tout son possible pour mettre ses compatriotes juifs sur un pied d’égalité avec les Gentils. Son activisme amena deux éminents hommes d’État qui assistaient au congrès de Vienne à la comparer à «Esther devant Assuérus», l’héroïne de l’histoire biblique qui mettait en scène l’intercession d’une belle femme auprès du roi de Perse pour sauver son peuple.

Fanny intervint personnellement auprès de Joseph II et encore auprès d’officiels de haut-rang de l’entourage de l’empereur François Ier pendant le congrès de Vienne, où le statut des Juifs dans les États hanséatiques était en débat.
Le diplomate prussien Karl August Varnhagen conclut que «la position libre et respectée, soustraite à la contrainte des préjugés, dont les adeptes de la foi mosaïque avaient joui et jouissaient encore à Vienne, ne fut incontestablement acquise que par l’influence et l’activité de Madame von Arnstein. »
Elle devait certainement sa propre position à son mari Nathan, dont la banque Arnstein & Eskeles fut longtemps très active dans le financement de l’armée impériale autrichienne, jusqu’à ce qu’elle soit finalement éclipsée par la maison Rothschild.
Nathan fut anobli par l’empereur François, et devint ainsi en 1798 le premier baron juif non converti en Autriche. Mais ce furent le dynamisme particulier de Fanny et son rôle dans l’animation de son salon – pas seulement comme charmante hôtesse mais comme une sorte de muse pour l’échange intellectuel et l’activité progressiste – qui ouvrirent la voie à une ère plus libérale où ce ne fut plus seulement l’aristocratie mais une bourgeoisie éclairée, qui déterminèrent l’agenda culturel.

Dans son salon, des aristocrates et des bourgeois se mêlaient à des poètes et des artistes, une recette qui allait aussi créer l’atmosphère de créativité frénétique de la Vienne du début du XXe siècle. Parmi ses invités, se mêlaient princes, archevêques, ambassadeurs, officiers et marchands de différentes nationalités.
L’émancipation de Fanny fut le prélude du monde d’Hugo von Hofmannsthal et d’Arthur Schnitzler, et son apparence, portant un triple rang de perles et des boucles d’oreille perlées dans son portrait par Vincenz Georg Kininger en 1804 peut être vue comme une annonce, un siècle plus tard, du portrait d’Adèle Bloch-Bauer par Gustav Klimt.
Les jeunes aristocrates trouvaient plus agréable de passer leur temps chez Fanny que dans l’atmosphère renfermée de leurs propres palais, où la liste des invités se limitait à des bas-bleus ossifiés. Là, on pouvait peut entendre une parole libre et de la bonne musique, parler d’écrivains – y compris ceux à tendance rebelle ou progressiste – sans en être empêché par un abbé, rencontrer d’intéressants étrangers, artistes et érudits jamais admis parmi la haute noblesse.

L’attrait irrésistible de son salon tenait en partie aussi à Fanny elle-même parlait avec élégance, jouait du piano avec charme, chantait délicieusement, avait lu et voyagé et ouvrait sans cesse de nouvelles fenêtres sur un monde inconnu ou infréquenté. Fanny absorbait avec avidité le nouveau et l’intrigant, mais son patriotisme, sa générosité charitable et sa hauteur de vue l’empêchaient d’être simplement une disciple servile de la mode ou une auxiliaire d’ascension sociale.
Dans ses résidences richement meublées, d’abord une vaste maison de ville sur le Graben au cœur de Vienne, puis dans un hôtel particulier encore plus grand sur le Hoher Markt, à quelques pas du palais impérial, elle lança un genre de divertissement privé qui n’existait auparavant que dans la sphère publique.
Passionnée de musique, elle organisait des soirées musicales hebdomadaires, ainsi que de nombreux bals, réceptions et soupers, et contribua à fonder la Gesellschaft der Musikfreunde (Société des amis de la musique) qui parrainait des concerts publics et Orchestre Philharmonique de Vienne.

En 1781, Wolfgang Amadeus Mozart passa huit mois dans les quartiers des domestiques au troisième étage de sa résidence et y composa « L’enlèvement au sérail ». Fanny entendait le compositeur jouer du piano tous les jours et assista plus tard à la première de cet opéra.

L’enfant unique de Fanny, sa fille Henriette, tint son propre salon, moins brillant, à l’époque Biedermeier. Henriette se maria dans une autre famille juive, des sépharades distingués et ennoblis, mais lorsqu’elle, son mari et son enfant furent baptisés, Fanny ne souleva pas d’objection.
Alors qu’elle-même refusait de se convertir, Fanny croyait en l’égalité de toutes les religions devant Dieu, prenant au sérieux le message de la parabole contemporaine des trois anneaux proposée par Gotthold Ephraim Lessing dans sa pièce Nathan le Sage, où le judaïsme, le christianisme et l’islam sont tous trois vrais et respectables.
Sa décision inébranlable de rester juive se maintint à un moment où des milliers d’autres se faisaient baptiser non par adhésion au christianisme mais simplement pour obtenir ce que l’un d’eux, le poète Heinrich Heine, appela le «ticket d’entrée dans la culture européenne». Heine vécut assez pour regretter sa propre conversion et constater que cela ne lui avait rien apporté d’autre que la haine des juifs et des chrétiens.

Au bout de quelques générations, les liens de la famille Arnstein avec le judaïsme – comme ceux des descendants de Moïse Mendelssohn – furent complètement dissous.

Cependant, comme si l’assassinat de 65000 Juifs autrichiens sous le Troisième Reich n’avait pas suffi, le nom de Fanny von Arnstein figurait sur une liste de dépouilles établie par les nazis pour être exhumées du cimetière Währinger de Vienne en 1942 dans le cadre d’une pseudo-recherche scientifique sur les ossements d’éminentes personnalités juives.

Certains d’entre eux furent ensuite conservés au Musée d’histoire naturelle, devant lequel trône une statue massive de l’impératrice Marie-Thérèse, qui s’était laissée aller aux considérations antisémites que l’on sait.
Ce qui advint finalement des os de Fanny n’a jamais été éclairci, et leur emplacement précis reste encore ignoré aujourd’hui.

(Source: Hilde Spiel, « Fanny von Arnstein oder Die Emanzipation: Ein Frauenleben an der Zeitenwende 1758–1818 »)