24 novembre 1632
Naissance de Baruch Spinoza, l’ultime hérétique juif.
« Les Sénhores du ma’amad, connaissant depuis longtemps les opinions et les actes pervers de Baruch de Espinoza, se sont efforcés, par divers moyens et promesses, de le détourner de ses voies perverses. Mais ayant reçu des informations de plus en plus sérieuses sur les abominables hérésies qu’il pratiquait et enseignait et sur ses actes monstrueux, et ayant pour cela de nombreux témoins dignes de confiance qui ont déposé et témoigné de cet effet en présence dudit Espinoza, ils ont été convaincus de la vérité de cette affaire; et après que tout cela ait été examiné en présence de l’honorable hakhamim, ils ont décidé, avec leur consentement, que ledit Espinoza soit excommunié et expulsé du peuple d’Israël.
Par décret des anges et par le commandement des saints hommes, nous excommunions, expulsons, maudissons et damnons Baruch de Espinoza, avec le consentement de Dieu, béni soit-il, et avec le consentement de toute la sainte congrégation, et devant ces rouleaux sacrés avec les 613 préceptes qui y sont écrits, le maudissant de l’excommunication avec laquelle Josué a banni Jéricho et de la malédiction par laquelle Élisée a maudit les garçons et de toutes les condamnations écrites dans le livre de la loi. Maudit soit-il le jour et maudit soit-il la nuit; maudit soit-il quand il se couche et maudit soit-il quand il se lève. Maudit soit-il quand il sort et maudit soit-il quand il entre.
Le Seigneur ne l’épargnera pas, mais alors la colère du Seigneur et sa jalousie frapperont cet homme, et toutes les malédictions écrites dans ce livre reposeront sur lui et le Seigneur effacera son nom du ciel.
Et le Seigneur le séparera en mal de toutes les tribus d’Israël, selon toutes les malédictions de l’alliance qui sont écrites dans ce livre de la loi. Mais vous qui vous attachez au Seigneur votre Dieu, vous êtes tous vivants aujourd’hui.
Nous avertissons que personne ne peut le contacter oralement ou par écrit, ni lui faire aucune faveur, ni rester sous le même toit avec lui, ni lire aucun papier qu’il a fait ou écrit.
– Congrégation Talmud Torah, 27 juillet 1656. »
Le rationaliste du XVIIe siècle, à l’origine de l’un des systèmes philosophiques les plus ambitieux de l’histoire de la philosophie occidentale, peut-il être considéré, selon toute interprétation, comme un penseur juif? Peut-il même être considéré comme un juif?
Benedict Spinoza est le plus grand philosophe que les Juifs aient jamais produit, ce qui ajoute une certaine ironie à sa judéité discutable. Il fut excommunié à l’âge de vingt-trois ans par la communauté judéo-portugaise dans laquelle il avait été élevé et éduqué. C’était une communauté de réfugiés de l’Inquisition hispano-portugaise, une calamité juive dont les proportions tragiques ne seraient dépassées qu’au XXe siècle.
Les membres de la communauté étaient principalement d’anciens Marranes qui vivaient dans la péninsule ibérique, principalement au Portugal, comme des chrétiens pratiquants depuis que le judaïsme avait été formellement interdit dans la péninsule à la fin du XVe siècle. Le mot « marrano » proviendrait du vieux castillan pour « porc », injure particulièrement adaptée pour insulter ceux qui dissimuleraient une pratique juive sous une mise en scène chrétienne.
La ville relativement libérale d’Amsterdam réunissait les conditions pour se reconnecter à un judaïsme que la plupart d’entre eux connaissaient à peine. Les forces brutales de l’histoire avaient donné à cette communauté sa tonalité particulière: ambitieuse pour les attraits matériels de la stabilité pour la classe moyenne et pourtant nerveuse, anxieuse; accomplie de manière enviable ,cosmopolite et pourtant emplie d’intensité religieuse, de confusion, de désillusion et de désir messianique. Avant d’en être expulsé, la serre chaude que constituait le monde des Séfarades d’Amsterdam était également le monde de Spinoza. Pourtant, quand ce monde lui ferma ses portes, il ne fit aucune tentative pour y rentrer, ni dans aucune autre communauté juive.
L’excommunication, telle qu’elle était pratiquée dans sa communauté, n’était pas une punition aussi sévère et définitive que le suggère maintenant ce mot. La période d’isolement de la communauté (les conditions d’excommunication ne s’étendaient pas à l’extérieur d’Amsterdam) durait généralement de un jour à plusieurs années. Le bannissement imposé était un outil de châtiment utilisé avec une fréquence assez commune, surtout une forme d’embarras public qui permettait d’exercer un contrôle sur le mélange instable que constituait « la nation portugaise », comme les Séfarades d’Amsterdam continuaient à s’appeler. Alors que d’autres parmi les punis avaient obéi – et parfois désespérément – cherché la réconciliation, Spinoza se retira en silence de toute forme de vie juive.
Spinoza ne se chercha pas non plus une autre religion. En particulier, il ne se convertit pas au christianisme, bien que cela lui aurait été pratique.
Spinoza opta pour la laïcité à une époque où le concept n’avait pas encore été formulé. Il gagnait sa vie en meulant des lentilles, ce qui n’était pas une humble occupation, comme on le présente souvent dans des versions romantiques de la vie du philosophe, mais plutôt un art qui reposait largement sur l’intérêt sérieux de Spinoza pour la science de l’optique. La qualité de ses produits était très appréciée des autres scientifiques de son époque. Le grand astronome hollandais Christiaan Huygens, qui découvrit les anneaux de Saturne et l’une de ses quatre lunes, préférait les lentilles de Spinoza à toute autre.
« Les [lentilles] que le Juif de Voorburg a dans ses microscopes ont un poli admirable », écrivait Huygens à son frère en 1667.
Un des aspects de la légende romantique concernant le polissage des lentilles est malheureusement vrai: la poussière du polissage optique étaient nuisible à la santé de Spinoza, dont la mère et le frère étaient tous deux décédés jeunes de tuberculose. Lui-même succomba à la maladie à l’âge de quarante-quatre ans.
La vie personnelle de Spinoza fut, comme il le souhaitait, simple et relativement isolée. Il y avait un petit cercle d’amis dévoués, des chrétiens libres d’esprit de divers cercles protestants dissidents, qui considéraient Spinoza comme leur maître et qui étudiait de près et sauvegardaient ses pensées. Il alliait une prudence de marrane pour révéler ses vues véritables à ceux qui avaient une mentalité dangereusement étroite à une foi touchante dans le pouvoir de persuasion de la raison.
Il publia donc anonymement son « Traité théologique et politique » (Tractatus Theologico-Politicus), mais espéra également qu’il convaincrait les puissants de sa conclusion principale, résumée de manière succincte dans le sous-titre de l’ouvrage: « Dans lequel il est avancé que la liberté de pensée et de parole peuvent non seulement être accordées, sans préjudice pour la piété et la paix publique; mais aussi ne peuvent pas, sans danger pour la piété et la paix publique, être entravées ». Le livre s’avère une des défenses les plus passionnées de l’État démocratique libre dans l’histoire de la théorie politique, un plaidoyer éloquent en faveur de la séparation de l’Église et de l’État. Spinoza s’autorise à espérer que, si l’argument de sa tolérance atteint sa cible, il pourra peut-être publier l’ouvrage sur lequel il travaille depuis des années.
La pluie d’insultes qui s’abattit sur l’auteur du « Tractatus », dont la véritable identité devint bientôt un secret de polichinelle dans toute l’Europe, en fit un homme très dangereux à connaître même à distance, et il fut pratiquement exclu de publier son oeuvre majeure de son vivant. Il s’agissait de « L’Éthique », une oeuvre qui fait le plus grand appel à la raison qui ait jamais été fait.
Quelques faveurs vinrent vers lui. L’université de Heidelberg, qui avait sombré dans le chaos de la guerre de trente ans, n’avait plus de professeur de philosophie et, au nom de Karl Ludwig, électeur palatin, on lui offrit une chaire de philosophie. « Vous ne trouverez pas ailleurs un prince plus favorable aux hommes d’un génie exceptionnel, parmi lesquels il vous classe. Vous aurez la plus grande liberté de philosopher, ce qui, à son avis, ne sera pas utilisé à mauvais escient pour perturber la religion établie publiquement. »
Le philosophe refusa avec tact: « Si j’avais jamais eu le désir d’occuper un poste de professeur dans une faculté, je n’en aurait souhaité nul autre que celui qui m’est offert par votre intermédiaire par Son Altesse Sereine, l’Électeur palatin, notamment en raison de la liberté de philosopher que ce prince très gracieux se fait un plaisir d’accorder, sans parler de mon désir de vivre sous la règle d’un prince dont la sagesse est universellement admirée. »
Mais son instinct de prudence avait été alerté par l’ambiguïté des termes de la liberté offerte. « Je ne sais pas dans quelles limites la liberté de philosopher doit être confinée si je veux éviter de sembler perturber la religion publique établie. Vous voyez donc, Monsieur le Président, que mes réticences ne sont pas dues à l’espoir d’une fortune meilleure, mais à mon amour de la paix, dont je peux jouir, dans une certaine mesure, si je m’abstiens de donner des cours en public.”
Quelques personnalités intellectuelles importantes de l’époque se rendirent dans le modeste appartement qu’il avait loué à La Haye au cours de ses dernières années, y compris le jeune et entreprenant Gottfried Wilhelm Leibniz, qui allait devenir l’un des personnages les plus éblouissants de la galerie impressionnante de génies du dix-septième siècle. Leibniz passa quelques jours avec Spinoza pour discuter de métaphysique. La seule trace écrite de leurs longues conversations est un bout de papier sur lequel Leibniz avait soumis à l’approbation de Spinoza, une preuve de l’existence de Dieu.
Leibniz fut profondément influencé par les idées de Spinoza, mais chercha toujours à dissimuler sa dette philosophique et dénonça officiellement le philosophe.
Un certain Johan Georg Graevius, professeur de rhétorique à l’Université d’Utrecht, écrivit à Leibniz pour qualifier le « Tractatus Theologico-Politicus » de « livre extrêmement pestilentiel », dont l’auteur « serait un Juif nommé Spinoza, mais qui a été jeté hors de la synagogue à cause de ses opinions monstrueuses ». Leibnitz joua prudemment le même air avec sa propre calomnie diplomatique: « J’ai lu le livre de Spinoza. Je suis attristé par le fait qu’un homme aussi savant soit, semble-t-il, tombé si bas. »
Spinoza resta toute sa vie et bien avant au cours du dix-huitième siècle, un penseur qu’on ne pouvait admirer qu’en secret, en dissimulant sa sympathie tout comme ses prédécesseurs Marranes avaient dissimulé leur judéïté rebelle.
Une admiration ouverte pourrait détruire la réputation la mieux établie, jusque dans le prétendu Age de Raison du dix-huitième siècle. Dans les années 1780, par exemple, Friedrich Heinrich Jacobi lança une attaque généralisée contre la pensée des Lumières en affirmant que le regretté poète Lessing avait été un spinoziste secret, une accusation suffisante pour compromettre tout le mouvement dont Lessing avait été un des porte-parole principaux.
Emmanuel Kant et ses successeurs firent valoir que « sa philosophie constante est spinoziste, donc panthéiste, fataliste et athée ».
La sainte fureur suscitée par le nom de Spinoza contraste avec la prédilection de l’homme pour la paix et la tranquillité. Il confessait lui-même avoir horreur de la controverse. « Je crains absolument les querelles », écrivit-il à une connaissance, pour expliquer pourquoi il avait refusé de publier un ouvrage contenant certains des thèmes principaux de « L’Éthique » intitulé « Court Traité sur Dieu, l’homme et son bien-être ».
La chevalière qu’il porta tout au long de sa vie portait le mot « caute », en latin « prudemment », et était gravée d’une rose épineuse, de sorte qu’il signait son nom « sub rosa ». On pourrait soutenir que la forme même de « L’Éthique », écrite dans le « style géométrique » très formalisé inspiré des « Eléments » d’Euclide, est en partie conçue dans le but pratique de tenir à l’écart tous autre que les lecteurs les plus doués, rigoureusement cérébraux et patiemment rationnels. Les ambitions de Spinoza en faveur de la raison sont inouïes: il se donne comme objectif de nous donner une vision rigoureusement prouvée de la réalité, vision qui nous donnera, si seulement nous l’assimilions, une vie digne d’être vécue. Cela transformera notre substance émotionnelle, notre être même. La vérité nous libérera.
Sa méthodologie pour présenter la nature de la réalité s’inspire de l’un des domaines que les hommes de science du xvne siècle ont tissé en ce que nous appelons aujourd’hui la méthode scientifique, ce magnifique mélange, subtil, souple et réussi de déduction mathématique et d’induction empirique. Spinoza était vivement intéressé et engagé dans les innovations intellectuelles que nous considérons aujourd’hui comme la naissance de la science moderne. Son inspiration lui venait de la composante mathématique de la science moderne, pas de son empirisme. La méthodologie qu’il croyait capable de tout révéler était strictement déductive, ce qui n’est pas la voie qui fut finalement suivie par la science.
Mais si les affirmations de Spinoza au nom de la raison pure peuvent nous sembler stupéfiantes, il existe, de manière tout aussi stupéfiante, un certain nombre de propositions qu’il a produites à partir de son système déductif et qui ont été scientifiquement vérifiées plusieurs siècles plus tard. Antonio Damasio, neurobiologiste de renom, explique dans « A la Recherche de Spinoza »: La joie, la tristesse et le cerveau sensible, la vision de Spinoza sur la relation entre l’esprit et le cerveau, ainsi que la théorie complexe des émotions qu’il en a déduites, sont précisément ce que les dernières recherches empiriques confirment.
Spinoza, malgré sa méthodologie non empiriste, n’est pas dépourvu de pertinence au plan scientifique. Mais certaines affirmations issues du système déductif de Spinoza sont encore plus importantes pour notre époque, d’une pertinence plus frappante encore que le fait d’avoir donné une réponse étonnamment contemporaine, par pure raison déductive, au problème de la relation esprit-corps et nous avoir donné une vue des émotions que la science a rejoint, chez des penseurs comme Damasio, après environ trois cents ans.
Ce que Spinoza a à dire sur l’importance de permettre à la découverte de la nature de se déployer sans dogme religieux ne saurait être plus à propos sur certaines des controverses qui font rage de nos jours, y compris le débat public récurrent en Amérique sur la théorie de l’évolution de Darwin. Les camps sont définis à peu près comme à l’époque de Spinoza.
Son insistance fondamentale sur la séparation de l’Église et de l’État est tout aussi pertinente pour les préoccupations actuelles, en particulier en Amérique. John Locke, qui passa quelques années à Amsterdam, juste après la mort de Spinoza,en fréquentant des penseurs connus et influencés par Spinoza, transmit cette insistance aux pères fondateurs de l’Amérique. L’esprit de Spinoza perdure dans les mots liminaires du Premier amendement à la Constitution des États-Unis, intitulé « Clause d’établissement »: « Le Congrès ne légiférera pas en ce qui concerne l’établissement de la religion. »
Spinoza a mis toute sa confiance dans les pouvoirs de la raison, la sienne et la nôtre. Il nous enjoint de nous joindre à lui dans la religion de la raison et nous promet certains des mêmes avantages – tout en nous refusant fermement les autres – que les religions traditionnelles promettent. Une raison rigoureuse nous mènera à un état d’esprit qui est le summum de ce que nous pouvons réaliser non seulement intellectuellement, mais aussi, en un sens, le seul sens compatible avec son rationalisme, spirituellement. Le but de son éthique est de nous donner les moyens d’arriver à un « contentement d’esprit, qui découle de la… connaissance de Dieu ».
Tel est l’état d’esprit appelé « bénédiction » par l’homme connu dans trois langues différentes – l’hébreu, le portugais et le latin – sous un nom qui se traduit par « béni »: Baruch, Bento et Benedictus.
Il est difficile pour nous d’apprécier la solitude de la spiritualité sécularisée de Spinoza. Il était impensable pour un individu du début du XVIIe siècle de vivre en dehors d’une identité religieuse – de n’être perçu ni comme un juif, ni comme un chrétien, ni comme un musulman -; et, de fait, on continua à désigner Spinboza, avec un dédain prévisible, comme un Juif.
Huygens, par exemple, ne fait jamais référence à Spinoza de manière nominative dans ses lettres, même si ces deux personnes ont souvent conversé dans des domaines d’intérêt mutuel tels que les mathématiques et l’optique; mais plutôt Spinoza est toujours « le Juif de Voorburg » ou, encore plus péjorativement, « notre Israélite », « notre Juif ». Le cadre de référence sociale qui englobait chaque individu de l’époque pré-moderne était intrinsèquement religieux.
Le choix de Spinoza est l’exemple d’un principe qui n’a pas encore été discerné, même dans les grandes lignes. Une partie de l’horreur qu’il suscita dans toute l’Europe provenait de la position radicale qu’il avait adoptée simplement en poursuivant une vie sans affiliation religieuse. Bien que le poète romantique Novalis l’ait appelé, et à juste titre, « ennivré de Dieu », il était aussi régulièrement dénoncé comme athéiste. Il semble avoir été sincèrement consterné par l’accusation, bien que sa conception de Dieu soit suffisamment particulière et subtile pour qu’on puisse voir dans ses propos incessants sur Dieu un autre vieux truc de Marrane pour cacher sa croyance inacceptable. Nous devrions accepter la consternation de Spinoza au pied de la lettre et l’utiliser pour nous guider dans la compréhension de ce qu’il entend par « religion » et « piété », notions qu’il assume sans hypocrisie.
Les termes de son excommunication étaient les plus sévères imposés par sa communauté, sans aucune possibilité de réconciliation ou de rédemption. Bien que la déclaration de son excommunication soit longue en malédictions, elle est courte – jusqu’au silence – sur la nature exacte de ses offenses. Il n’est fait référence qu’aux « voies du mal » et aux « hérésies abominables », vagues et générales. Ses déviances étaient-elles pratiques, doctrinales ou comportementales?
Le fait qu’il était si jeune, des années encore avant les conclusions philosophiques pour lesquels nous le célébrons aujourd’hui, rend la situation confondante. Les érudits réfléchissent encore aux décisions des Juifs d’Amsterdam, proposent des théories pour expliquer la véhémence et le caractère définitif inhabituel de la condamnation prononcée contre le jeune philosophe.
D’autres avaient mis en doute les principes de la foi et avaient subi leur pénitence avant de revenir. Pourquoi Spinoza fut-il le seul à avoir été jugé irréductible? Une réponse qui fait sens est à rechercher dans un ensemble de problèmes particulièrement préoccupants pour cette communauté de réfugiés de première et deuxième génération ayant fuit l’Inquisition hispano-portugaise, qui luttaient pour récupérer leurs identités juives.
Après s’être débarrassés de leur christianisme imposé, ils essayaient, consciemment et délibérément, de façonner leur nouvelle identité en tant que Juifs. Ce que d’autres Juifs auraient pu prendre pour acquis, ils ne le pouvaient pas. Les préoccupations de la communauté étaient destinées à se heurter violemment à son fils le plus célèbre. Ce n’est pas un hasard si cette communauté, qui ressentait avec une passion inhabituelle la question de l’identité juive, a produit un penseur qui, jusqu’à ce jour, nous interpelle sur cette question.
Spinoza explorait un point historiquement sensible pour les Juifs, un point sensible dans sa propre communauté, mais qui reste sensible aujourd’hui. En quoi consiste la judéité? Est-ce théologique, biologique, éthique, culturel? Existe-t-il des traits extérieurs qui définissent ou expliquent ce que signifie être juif? La judéité est-elle un attribut essentiel pour un Juif, une partie de ce qui fait d’une personne, la personne même qu’elle est, de sorte qu’une fois juif, toujours juif? Est-ce un caractère héréditaire, et si oui, est-il dominant ou récessif? Quelle sorte d’attribut est la judéité? La calamité juive de l’Inquisition hispano-portugaise avait poussé ces questions de force sur le devant de la scène de la communauté juive de Spinoza (tout comme la calamité juive de l’Holocauste a replongé ces questions dans un silence gêné).
Les réponses que Spinoza allait donner touchaient le nerf sensible des passions juives communautaires. Elles le font toujours. Même si l’on décidait que Spinoza ne peut pas être considéré comme un penseur juif – qu’il n’appartient qu’au vaste monde mais pas particulièrement aux Juifs – le processus permettant de tirer cette conclusion révèle les difficultés inextricables pour comprendre le sens de la judéité. Spinoza s’est certes débattu avec ces problèmes, mais il faut sonder sous l’austérité mathématique de son système pour découvrir les signes enfouis de sa lutte. Peut-être que l’indication qu’il s’est débattu avec la question de la judéité est en soi une prétention suffisante à la judéité.
Et peut-être est-ce aussi le sentiment d’un conflit intense, bien que dissimulé, autour de la question de l’identité juive, qui explique au moins en partie pourquoi des générations de Juifs ont ressenti une mystérieuse parenté avec ce philosophe dont le système semblerait, en surface, ne pas offrir de signification ou de message particulier aux Juifs.
Le philosophe était fermement convaincu qu’aucune philosophie véritable ne pouvait offrir une signification particulière à un groupe de personnes particulier.
La vérité ne fait pas de telles distinctions. De son point de vue éloigné, c’est-à-dire du point de vue de la vérité elle-même, le type de différences autour desquelles les groupes construisent leurs identités sociales et distinguent « eux » et « nous » ne pouvait pas sembler plus dénué de valeur.
Du point de vue de la vérité elle-même, ce que Spinoza appelle « l’intellect infini de Dieu », ces différences si importantes dans les affaires humaines ne sont pas du tout représentées.
Ces différences n’apparaissent que dans nos points de vue limités – finis, trop finis. Ces insistances sur les différences ne sont que des tentatives confuses, bien que compréhensibles – tout est compréhensible – pour démontrer l’importance particulière et nécessaire que l’on se confère à soi-même en construisant une vision de toute réalité qui la justifierait. C’est ainsi que les religions se distinguent les unes des autres en déclarant que leurs propres adeptes sont les favoris de Dieu.
Spinoza renvoya toutes ces confusions au statut de superstitions, y compris toute différence à laquelle les Juifs peuvent s’accrocher. Le nom « Spinoza » dérive du mot « épine » en portugais, langue de la communauté juive d’Amsterdam dans laquelle il avait été élevé et chassé. C’est la langue dans laquelle Spinoza est resté le plus à l’aise toute sa vie, sans doute la langue dans laquelle il a réfléchi à sa philosophie incomparable.
La langue dans laquelle le plus universel des systèmes a été pensé – un système conçu pour éliminer toute référence aux points de vue personnels déterminés par les contingences des récits historiques – était elle-même marquée par l’extraordinaire histoire de la communauté de Spinoza. Le nom Spinoza convient étrangement. Spinoza, en tant que Juif, se présente à nous, orné d’une couronne de questions éternellement épineuses.
Peu de temps après la création de l’État d’Israël, le Premier ministre David Ben Gourion, Juif laïque, exhorta le grand rabbin du nouvel État juif à lever l’excommunication de Spinoza. La réponse fut négative. L’interdiction imposée en 1654 fut réaffirmée. Rien n’a changé depuis. Spinoza reste l’ultime hérétique juif.
(Source: Rebecca Goldstein, « Betraying Spinoza: The Renegade Jew Who Gave Us Modernity »)
