29 Kislev 5779 (7 décembre 2018)
HANOUCCAH DANS UN MONASTÈRE DE POLOGNE
Durant le rigoureux hiver de 1940, j’avais dix-sept ans. Dans ma ville natale de Pologne, il n’y avait pas de charbon pour nous, les Juifs du ghetto. Jour après jour, je me levais tôt le matin pour faire la queue chez l’un des marchands de charbon, attendant patiemment mon tour. Cependant, comme l’approvisionnement en charbon était limité et que les Allemands et les Polonais avaient reçu le leur en premier, lorsque j’arrivais à la porte, il ne restait plus rien.
Un jour, alors que je revenais après des heures de queue pour le charbon, je pris un itinéraire différent pour rentrer chez moi. La température était bien en dessous de zéro et un vent mordant me soufflait au visage. Comme je passai devant un petit monastère, je décidai d’entrer pour réchauffer mes membres à moitié gelés. Un moine affable me demanda si je voulais quelque chose à manger. Quand j’eu acquiescé, il me fit signe de le suivre. Il me conduisit à travers un long couloir sombre jusqu’à un abri à cochons. Il me demanda d’attendre là et promit de revenir bientôt avec de la soupe chaude…. Le moine revint avec une marmite fumante de pommes de terre. Je m’accroupis sur le sol et mes narines se remplirent d’odeurs de pommes de terre chaudes et d’oignons, mélangées aux odeurs de la porcherie.
Quand j’eu fini ma soupe, le moine me tendit un petit morceau de pain. Je le cassai en petits morceaux que j’utilisai pour éponger chaque dernier morceau de pommes de terre. Quand ce fut fait, je léchai la cuillère jusqu’à ce qu’elle soit complètement sèche. Ma faim n’était qu’à moitié apaisée, car je n’avais pas pris un bon repas depuis des jours. Je remerciai mon nouvel ami et lui demandai s’il y aurait du travail pour moi sur les lieux. Il hésita. Enfin, il dit que si je ne voyais pas d’inconvénient à dormir avec les cochons, je pourrais rester quelque temps, faire des petits travaux sur place. Mais à une condition: que je ne dépasse jamais la porte du monastère. Je fus d’accord et commençai tout de suite mon travail, qui consistait, entre autres, à entretenir les poêles, nettoyer la cuisine et répondre aux besoins des cochons…
De temps en temps, on me sollicitait pour autre chose que mon travail habituel et on me demandait de remplacer un des garçons de choeur dans la chapelle Saint-Martin. J’appréciais ce nouveau statut mais cela me mettait mal à l’aise. Je me sentais un peu hypocrite en tant que garçon juif, de porter un grand portrait de la Vierge Marie et de me tenir près de l’autel avec les fidèles. Parfois, mes lèvres marmonnaient une prière en hébreu pendant que les Frères poursuivaient la messe.
À l’approche de décembre, je me sentis plus nerveux que jamais. Les souvenirs de mon foyer et de la fête de Hanouccah chez ma grand-mère envahirent mon cœur. Je ne pouvais pas m’empêcher de me souvenir de mon grand-père astiquant la menorah en laiton et de tous les petits-enfants qui préparaient les mèches. Je me souvenais de la douce odeur des latkes de ma grand-mère et de l’huile d’olive de Palestine utilisée pour les faire frire, ainsi que de la menorah.
Ma nervosité devenait insupportable tandis que les mélodies de la fête de Hanouccah me revenaient sans cesse en mémoire. Elles bourdonnaient sans cesse dans mes oreilles.. C’était comme si le phonographe de mes souvenirs était devenu fou et je ne savais pas comment l’éteindre. Si seulement je pouvais faire quelque chose pour chasser ces mélodies! J’étais persuadé que, si je pouvais allumer ne serait-ce qu’une bougie et réciter la bénédiction, les mélodies et les souvenirs disparaîtraient.
Dans la petite chapelle du monastère, des centaines de chandelles étaient allumées tous les jours, et j’étais là, sans même une seule chandelle à allumer la première nuit de Hanouccah. De temps en temps, lorsque je passais dans la nef à moitié éclairée de la chapelle et que je remarquais une bougie éteinte, je voulais la prendre, la cacher dans ma poche, mais comment le pouvais-je? Ces bougies étaient destinées à Saint Martin, Sainte Barbara, Saint Joseph et la Vierge Marie. Leurs donateurs ne les avaient certes pas apportées pour être utilisées pour une fête juive.
Un soir, alors que j’éteignais les lumières et étouffai les derniers cierges allumés, je remarquai une quantité de cire qui avait coulé jusqu’au sol depuis un des petits autels latéraux. Certain qu’elle ne serait plus jamais utilisée, je la grattai soigneusement du sol et la cachai dans ma poche. Je rentrai chez moi, je me couchai et j’essayai de dormir. Épuisé comme je l’étais après une longue journée de travail, le sommeil ne venait pas. Bien sûr, j’avais la cire, je pouvais même fabriquer ma propre bougie, mais où, où donc l’allumer?
Il était minuit passé quand je m’endormis. Je rêvai que mon grand-père astiquait la vieille menorah en laiton. Quand il eut fini, il m’appela. J’étais très petit et il me pinça la joue et me dit: « Ce soir, c’est toi qui allume la première bougie. » Puis je me réveillai et je me trouvai toujours dans la porcherie.
Au début, je voulus pleurer, mais ensuite je décidai que j’étais trop vieux pour ça. Au lieu de cela, je commençai à chercher un endroit où allumer ma bougie. Un des plus petits bâtiments utilisés comme dortoirs pour les moines avait une trappe qui ouvrait sur un petit grenier. C’était un trou utilisé par le ramoneur. Après toute une escalade périlleuse sur des linteaux et des pièces de charpente, je me frayai un chemin à travers cette ouverture. Je tâtonnai dans l’obscurité du petit grenier et ne trouvai que poussière et gravier.
Dans l’obscurité, mes doigts sentirent le contour d’une cheminée. Je la tâtai de haut en bas. À l’endroit où la cheminée se rétrécissait, il y avait de chaque côté un petit rebord d’une demi-brique de large. Je sortis ma cire et commençai à la pétrir. Je déchirai une des franges de mon châle de prière et le plaçai au centre de la cire. Quand j’eu fini de la rouler, j’allumai la bougie et la plaçai sur le rebord.
Mon cœur était plein de joie quand, d’une voix à peine audible, j’entonnai le « Maoz Tzur ». Pendant un instant, je crus sentir le pincement de mon grand-père sur la joue. Des souvenirs heureux m’emplirent le coeur. Les murs du cloître disparurent. Le froid, la faim et les souffrances de la vie quotidienne disparurent. A nouveau, je faisais partie d’un maillon de la longue chaîne de la tradition du judaïsme.
Même un grincement de la trappe ne me détourna de la bougie enflammée. Ce n’est que lorsque je sentis une main osseuse sur mon épaule que je réalisai où j’étais. C’était la main de Pierre, un frère lai du monastère. Je n’avais jamais aimé Pierre. Je ne lui avais jamais fait confiance. De la manière dont il m’avait regardé, j’avais constamment craint qu’il ne me livre aux nazis.
– Allez, pourquoi tu ne le dis pas? Oui, je suis juif, je me suis caché ici, j’ai servi de garçon de choeur, mangé votre pain et profité de votre hospitalité. Allez, pourquoi n’appeles-tu pas la Gestapo? Je ne m’en soucie plus.
Les yeux de Pierre étaient humides. Il se tenait là, silencieusement. Après des secondes atroces et interminables, il dit:
– Chantons ensemble « Maoz Tzur ».
Il connaissait effectivement les mots hébreux et la mélodie. Nous continuâmes ensemble. Les deux ombres sur le mur fusionnèrent en une seule.
Rabbi Isaac Neuman
(traduit de l’anglais par Charles Yisroel Goldszlagier.)
