Elle naquit Blume Pfeffer, le 13 mai 1907, à Chorostków, petite ville de Galicie orientale alors rattachée à l’Empire austro-hongrois, aujourd’hui Khorostkiv, en Ukraine. Son père, Abraham Pfeffer, était shoykḥet, boucher rituel ; la maison baignait dans la ferveur des jours saints, le murmure du kheyder et la chaleur du yiddish quotidien. C’était un monde où la religion, la pauvreté et la lecture formaient une même respiration. Blume reçut d’abord une éducation traditionnelle, puis fréquenta une école hébraïque moderne : elle y découvrit les écrivains polonais et russes, cette multiplicité de langues qui allait marquer toute son œuvre.
Dans les années 1920, l’air de Galicie vibre d’idées nouvelles : sionisme, socialisme, culture laïque. Comme tant d’autres jeunes Juifs, Blume rêve de rejoindre la Palestine. Mais en 1929, sur la route de l’émigration, elle s’arrête à Paris, chez un frère installé là – et n’en repart plus. La capitale, alors refuge des exilés d’Europe centrale, devient pour elle une école de solitude et de liberté. Elle travaille dans des ateliers, suit des cours du soir, apprend à survivre dans les langues étrangères. C’est à Paris qu’elle commence à écrire, en yiddish, sa langue maternelle, mais dans un accent déjà mêlé de français et de silence.
Elle y épouse Leon (Lemel) Lempel, fourreur originaire de Łódź. Ensemble, ils ont deux enfants. La guerre approche. En 1939, pressentant la catastrophe, le couple quitte la France pour les États-Unis. Ils s’établissent à Long Island, puis à Long Beach. Une partie de leur famille reste en Europe et disparait dans la Shoah ; cette absence deviendra le centre invisible de son œuvre.
Aux États-Unis, Blume Lempel vit discrètement. Ses voisins l’appellent « Blanche » et ignorent qu’elle écrit. Elle apprend l’anglais, mais garde le yiddish comme seule patrie intérieure :
« Yidish iz mayn hoyz », écrit-elle – le yiddish est ma maison.
En 1943, elle publie sa première nouvelle dans Der Tog ; en 1947, son roman Tsvishn tsvey veltn (« Entre deux mondes ») parait en feuilleton, avant d’être traduit en anglais sous le titre Storm Over Paris.
Puis vient le silence. La découverte du massacre de ses proches la plonge dans une longue paralysie créatrice.
« La langue, écrit-elle, est devenue un cimetière où chaque mot me regarde. »
Ce n’est qu’au début des années 1960 qu’elle reprend la plume, soutenue par ses correspondances avec Avrom Sutzkever, Malka Heifetz-Tussman, Chava Rosenfarb. Ces lettres forment sa svive, sa communauté spirituelle : un archipel d’écrivains dispersés, écrivant dans une langue que plus grand monde ne parle.
Dans les années 1980, elle publie deux recueils – A rege fun emes (« Un instant de vérité », 1981) et Balade fun a kholem (« Ballade d’un rêve », 1986). En 1985, l’Association des écrivains yiddish lui remit le Prix Atran pour l’ensemble de son œuvre.
Elle meurt le 20 octobre 1999, à Long Beach, dans le silence d’une langue orpheline. Ce n’est qu’après sa mort, grâce aux efforts du Yiddish Book Center, que son nom ressurgit : Oedipus in Brooklyn and Other Stories (2017) révèle au public anglophone la puissance et l’étrangeté de sa voix.
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Chez Blume Lempel, la mémoire n’est pas un thème, c’est un climat. Elle écrit depuis la fracture : entre l’Europe perdue et l’Amérique inassimilée, entre les morts et les vivants, entre deux langues qui ne s’aiment pas.
Elle le dit dans une formule d’une beauté austère :
“Der kholem kumt tsurik af der heym vi a kindl, vos hot farmakht di tir far a kholem.”
Le rêve revient à la maison comme un enfant qui referme la porte derrière un autre rêve.
Tout son art tient dans ce mouvement de retour : le rêve qui revient sur lui-même, la mémoire qui s’enroule. Le passé n’est pas révolu : il respire à travers le présent, comme un second souffle.
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La modernité de Lempel tient à son audace : elle ose explorer les zones interdites de la conscience féminine – le désir, la maternité ambiguë, la culpabilité. Dans Oedipus in Brooklyn, une femme, seule avec son fils adulte, glisse dans une tendresse qui franchit la frontière de l’interdit. Elle écrit :
“Ikh hob im gekusht vi a mame un vi a zinderin – mit eynem gebet, az Got zol nisht hern.”
Je l’ai embrassé comme une mère et comme une pécheresse – en priant que Dieu ne m’entende pas.
La phrase, brève, éclaire tout le paradoxe de son art : une lucidité sans cynisme, une sensualité tragique. Lempel n’écrit pas pour provoquer, mais pour nommer l’abîme où se rejoignent tendresse et honte. Son réalisme n’est pas social, mais intérieur.
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Ses héroïnes sont des femmes seules, lucides, souvent âgées, qui regardent le monde par la fenêtre :
“Fun mayn fenster kuk ikh aroys af a gas, vos hot keyn sof – ober keyn mentshn nisht.”
De ma fenêtre, je regarde une rue qui n’a pas de fin – mais plus de gens non plus.
Le style est d’une sobriété presque biblique. Dans cette syntaxe dépouillée, le vide se mesure en mètres de rue. Lempel, à travers ces voix, dit l’exil intérieur : non plus seulement la perte d’un lieu, mais l’impossibilité du lien.
Pourtant, ses femmes ne sont pas des victimes. L’une d’elles, dans Balade fun a kholem, devient une figure d’endurance :
“Zi iz a froy, vos hot gelernt tsu vaksn fun zikh aleyn, vi a blum in a finster hoyz.”
C’est une femme qui a appris à pousser d’elle-même, comme une fleur dans une maison sans lumière.
Dans cette image de la croissance solitaire, la douleur se transforme en résistance. Lempel élève la survie au rang d’acte poétique.
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Écrire en yiddish après 1945, c’était écrire dans la langue des morts. Beaucoup d’auteurs passèrent à l’anglais ou à l’hébreu. Lempel, elle, resta fidèle :
“Ven di verter vi shtern faln afn tish, darf ikh zey nisht iberzetsn – zey hobn keyn visum far a andere shprakh.”
Quand les mots tombent sur la table comme des étoiles, je n’ai pas besoin de les traduire – ils n’ont pas de visa pour une autre langue.
Le yiddish, pour elle, n’était pas seulement un idiome : c’était un espace sacré, un refuge fragile contre l’oubli.
« Chaque mot y porte sa tombe et sa lumière. »
Cette fidélité transforme son œuvre en acte spirituel.
On comprend ainsi le titre qu’elle choisit pour ses textes rassemblés : A rege fun emes – un instant de vérité : celui où le mot survit à la mort du monde qui l’a parlé.
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Blume Lempel a souvent été comparée à Virginia Woolf pour sa manière de faire glisser le récit entre veille et rêve, conscience et délire. Mais elle garde un accent de l’Est, une douceur de douleur qui lui est propre. Sa prose ondule, elliptique, pleine de phrases suspendues ; elle pratique le discours indirect libre, qui brouille les frontières entre narrateur et personnage. Ses récits ne se résolvent pas : ils vibrent, comme des lampes vacillantes.
Elle est de cette génération d’écrivains pour qui le yiddish devient langue de l’exil métaphysique : Sutzkever en fit un chant de survie, Chava Rosenfarb un témoignage épique ; Lempel en fait un murmure intérieur, intime et sensuel.
Pendant des décennies, son nom resta confidentiel, enfoui dans les pages jaunies des journaux yiddish de New York. Puis, en 2017, la traduction anglaise Oedipus in Brooklyn and Other Stories par Ellen Cassedy et Yermiyahu Ahron Taub révéla au public la force de cette écriture féminine, audacieuse et sans fard. On y découvre une prose où la mémoire, le désir et la culpabilité s’enlacent, où la langue du ghetto devient celle de l’inconscient moderne.
Blume Lempel fut, selon la belle formule du Yiddish Book Center, « une moderniste dans une langue orpheline ».
Ses mots sont des étoiles tombées sur la table, sans visa, mais pleines de lumière.
Et peut-être que, dans la nuit du siècle, c’est cela qu’elle a voulu sauver : la musique ténue d’une langue qui, même à l’article de la mort, continue de rêver.
(Blume Lempel, de retour dans son Paris bien-aimé en 1953)
