Il naquit à Vilna, dans le faubourg pauvre d’Antokol, qui devait lui donner son nom. Fils d’un modeste aubergiste, Mark Matveïevitch Antokolski vit le jour hors de la zone de résidence autorisée aux Juifs — un hasard géographique déjà lourd de sens, comme s’il était voué dès sa naissance à franchir des frontières. L’enfant connut la misère, la rudesse et le rejet : il grandit dans une maison sans lumière, entouré de cris, de labeur, de froid, et d’une indifférence qui le marqua à jamais. Dans ses notes tardives, il écrira :
« Mon enfance fut si triste que j’en frémis encore à y penser. J’étais l’enfant mal aimé, et, mon Dieu, que de coups j’ai reçus ! »
Son père, homme dur, ne voyait dans l’art qu’un caprice inutile. Il voulait faire de son fils un aubergiste, ou un petit commerçant — tout, sauf un rêveur. Le jeune Mark, qui avait gravé sur le poêle blanchi de la maison quelques dessins maladroits, reçut pour cette audace une correction mémorable. On l’envoya bientôt en apprentissage chez un fabricant de galons d’or et d’argent ; il y apprit la monotonie mécanique du travail manuel, non la joie de créer. Mais le destin, comme souvent, trouva sa fissure : l’adolescent entra ensuite dans l’atelier d’un sculpteur sur bois, un certain Tasselkraut, qui reconnut en lui une intelligence instinctive de la forme. Puis il passa chez un autre artisan, Gimadra, où il tailla des cadres et des objets pieux.
C’est dans ce monde de copeaux et de poussière qu’un jour il vit une reproduction du Christ et la Vierge de Van Dyck. Il la sculpta dans le bois, avec la ferveur d’un autodidacte. L’épouse du gouverneur de Vilna, émue par ce visage d’extase et de douleur taillé par un jeune Juif sans éducation, lui remit une lettre de recommandation pour Saint-Pétersbourg. Cette faveur fut pour lui comme une délivrance.
Le 4 novembre 1862, Antokolski fut admis à l’Académie impériale des beaux-arts, simple « auditeur libre » tant ses bases en dessin étaient faibles. Mais il apprit avec ardeur, d’abord sous la direction du professeur Pimenov, puis, après la mort de celui-ci, avec Reimerce. Il copiait des antiques, étudiait les gestes, les drapés, mais revenait toujours, pendant les vacances, à Vilna pour modeler des figures de la vie juive : tailleurs, mendiants, marchands — les siens, ceux de la ruelle et du shtetl. En 1865, il exposa La Couturière et L’Avare ; il reçut deux médailles d’argent et une petite bourse, qui lui parut une fortune.
Sa pauvreté demeurait extrême. Il travaillait le jour, modelait la nuit, gravait des chiffres sur des boules de billard pour quelques kopecks. Le banquier Ginzburg lui versait parfois dix roubles pour « soutenir les Juifs nécessiteux ». Mais le jeune sculpteur restait intrépide :
« Je suis premier à l’examen, écrivait-il à un ami, et si les autres deviennent mes ennemis secrets, je m’en moque. »
Son handicap le plus lourd n’était pas matériel mais social : il était presque illettré. Il écrivait un russe hésitant, truffé de fautes, et parlait avec cet accent mêlé d’hébreu et de yiddish qui marquait aussitôt l’étranger. Les rires blessèrent son orgueil.
« Il n’est pas prouvé, dit-il un jour à Vladimir Stassov, que celui qui écrit bien pense bien. »
Sous la fierté, la blessure du Juif humilié demeurait vive.
La peur, aussi, ne le quittait pas. Une loi absurde autorisait alors les communautés juives à faire enrôler de force tout Juif sans passeport, même d’un autre district. Antokolski, pauvre et mobile, vivait dans la terreur d’être saisi. En 1868, redoutant d’échouer à ses examens et d’être livré à la conscription, il s’enfuit à Berlin, rêvant d’un monde savant et libre. Il n’y trouva que la même grisaille académique. De retour à Saint-Pétersbourg, il tomba dans la mélancolie :
« Je n’ai ni présent, ni avenir. Je ne peux rester ici, et je ne puis partir. »
C’est alors qu’il conçut un projet audacieux : sculpter Ivan le Terrible. Il n’était qu’un étudiant libre, donc sans droit de concours, mais il insista, écrivit, supplia, jusqu’à obtenir le titre exceptionnel de « citoyen d’honneur » qui lui permettait de concourir. Sans atelier, il travailla dans une salle de classe froide et humide, qu’il devait quitter à chaque leçon. Ses doigts saignaient, la toux lui déchirait la poitrine, mais il continuait à modeler le visage halluciné du tsar.
Lorsque la statue fut achevée, l’Académie refusa d’abord de l’exposer. Alors il fit venir, un à un, les professeurs, le vice-président, puis la grande-duchesse Maria Nikolaïevna, présidente de l’Académie. Enfin, le tsar Alexandre II en personne vint la voir. L’œuvre fit sur lui une impression profonde : il la commanda pour l’Ermitage et Antokolski reçut le titre d’académicien — privilège rare, obtenu sans passer par les médailles ni les années d’études à l’étranger.
Le bronze d’Ivan le Terrible (1871) révéla à la Russie un génie neuf : non un sculpteur d’apparat, mais un voyant. Ivan n’y est pas glorifié ; il y est possédé, prisonnier de sa propre colère, couronné par la solitude. Ce regard égaré, cette main crispée sur le sceptre évoquent moins le tyran que le damné. Déjà, sous le marbre impérial, vibrait la conscience d’un homme qui savait ce que c’est que d’être proscrit.
Peu après, il partit pour Rome — grâce à l’aide du tsar et de Pavel Tretiakov — sur les conseils du médecin Botkine. Il vivait dans un atelier bas et humide, où l’herbe poussait aux angles, mais il y sculpta un autre visage du pouvoir : Pierre le Grand.
« J’ai voulu, écrira-t-il, incarner les deux pôles de la Russie : la fureur et la lumière. »
L’accueil fut d’abord glacial. Même Stassov jugea la statue « manquée ». Elle resta des années dans la cour de l’Académie avant d’être restaurée, puis exposée à Paris en 1878, où elle fit un triomphe. La Russie, alors, se ravisa : en 1883, le bronze fut érigé à Peterhof, devant le palais de Monplaisir.
Ces deux figures, Ivan et Pierre, étaient comme les deux faces d’un même miroir. Antokolski les résumait ainsi :
« La Russie aime Ivan le Terrible, mais pas moi. J’aime ceux qui souffrent pour leurs idéaux, par amour de l’humanité. Après eux, je ne glorifie plus la force ni la colère ; je glorifie la souffrance de l’homme. En cela, je suis l’enfant malade de mon siècle. »
Le sculpteur devint alors une sorte de moraliste mystique. Juif sans pratique, mais pétri d’esprit prophétique, il transposa dans la pierre les figures de sa foi intérieure : le Christ, Spinoza, Socrate, les « amis de l’humanité ». Il voyait dans l’artiste un prêtre du monde moderne :
« Nous, artistes, sommes les médiateurs entre l’homme et Dieu. Nous faisons pleurer, nous éveillons le bien, nous touchons l’âme. »
Sous sa barbe déjà blanche, ses yeux clairs gardaient une mélancolie d’exilé. À Rome, puis à Paris où il s’installa en 1877, il aida les artistes russes venus d’un empire qu’il n’avait jamais cessé de servir. Il leur trouvait des ateliers, vendait leurs tableaux, prêtait ce qu’il pouvait. Mais les soupçons ne le quittèrent jamais : les uns le trouvaient trop européen, les autres trop juif, d’autres encore trop moral. Stassov, son ami, lui reprocha d’avoir pris une voie « ni russe, ni juive, mais étrangère à lui-même ». Il n’avait pas compris que cette étrangeté était son génie.
Antokolski ne se fit pas moine. Il refusait le moralisme desséché du temps, et critiquait avec ironie la religion tolstoïenne :
« On m’a envoyé un livre, un catéchisme de la fraternité universelle : deux cent cinquante-trois questions et réponses. C’est une momie embaumée ! Moi, je veux le ciel, le soleil et les fleurs ; je veux rire, je veux que tous soient heureux et sincères. Mon Dieu, que je suis sot de vouloir tout cela ! »
À la fin de sa vie, la pauvreté revint, impitoyable. En 1901, il dut vendre sa collection d’antiquités et même certaines de ses œuvres. Malade, usé, il vécut encore quelque temps à Paris, entouré de ses statues comme d’amis silencieux.
Il mourut en 1902, à cinquante-neuf ans, loin de Vilna, mais son nom, revenu en Russie avec ses bronzes, y fut accueilli comme celui d’un prophète.
Car Antokolski avait accompli, dans la pierre, ce que tant d’écrivains juifs firent dans la langue : il avait transformé l’exil en force spirituelle. De son enfance battue à son triomphe devant les tsars, du ghetto aux salons de Rome, il resta fidèle à l’idée que l’art devait exprimer la conscience — non la gloire, mais la compassion. Dans le visage d’Ivan le Terrible ou de Pierre le Grand, dans la gravité de Socrate ou la douceur de Spinoza, il sculpta moins des héros que des âmes. Et, sous le marbre et le bronze, on entend encore aujourd’hui, comme une prière de pierre, la voix d’un Juif de Vilna qui, par son art, voulut rendre à l’homme sa part de lumière.
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L’œuvre de Mark Antokolski demeure l’une des plus hautes expressions de la sculpture morale du XIXᵉ siècle. Dans une Russie fascinée par la force, il osa donner au bronze la forme du remords. Là où le classicisme ne voyait que la beauté, il fit entrer la conscience. Son Ivan le Terrible fut l’équivalent plastique des grands romans de Dostoïevski ; son Spinoza ou son Ecce Homo annonçaient déjà le symbolisme, où la matière devient méditation.
Juif de naissance, russe d’éducation, européen d’esprit, Antokolski incarna cette génération d’artistes partagés entre leur foi et la modernité, entre l’exil et la mission. Sa sculpture — à la fois réaliste et intérieure, charnelle et métaphysique — unit la rigueur du tailleur de pierre et l’angoisse du prophète. Il n’eut ni école ni disciples véritables, mais il laissa une lignée invisible : celle des artistes qui, dans la matière inerte, cherchent la trace d’une âme.
Sa vie, brève et tourmentée, fut un combat pour la dignité de l’esprit. Et si, à la fin, il ne possédait plus rien, pas même ses propres œuvres, il avait conquis ce que nul ne peut perdre : la certitude que la souffrance peut devenir beauté — et que, sous la main du sculpteur, la pierre elle-même peut apprendre à prier.



Illustrations
1. Le haut-relief du Tailleur juif est la première œuvre indépendante de Mark Antokolsky, réalisée pendant ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. Il se distingue de la sculpture académique traditionnelle par son sujet unique et sa composition inhabituelle, où la demi-figure du tailleur, taillée dans du bois de palmier, est encadrée par une fenêtre. Le sculpteur a réussi à saisir le geste expressif et caractéristique des mains du tailleur et à retranscrire fidèlement l’expression de son visage. L’un des premiers à apprécier cette œuvre fut le célèbre critique d’art Vladimir Stasov. En 1864, le Tailleur juif fut présenté lors d’une exposition à l’Académie des Beaux-Arts, ce qui lui valut une médaille d’argent.
2. Pour le haut-relief « L’Avare juif » (L’Avare comptant de l’argent), réalisé en 1865, Marc Antokolsky a reçu une médaille d’argent de l’Académie des Beaux-Arts et une bourse de l’empereur Alexandre II lors d’un concours. L’influence de la peinture hollandaise du XVIe siècle est manifeste dans la composition, ainsi que dans la figure de l’avare sculptée en ivoire. À l’époque, le critique Vladimir Stasov avait souligné la « véracité de l’expression » et souligné que « le costume n’est ni inventé, ni abstrait, mais pris sur le vif ».
3. Antokolsky a sculpté l’une de ses œuvres les plus remarquables au début des années 1870. Cette sculpture représentait l’apogée de son œuvre et lui a valu la célébrité. À travers la figure d’Ivan le Terrible, le sculpteur a cherché à saisir l’essence des conflits tragiques qui ont caractérisé les temps difficiles et difficiles du règne du tsar russe. L’innovation majeure de cette représentation et le réalisme saisissant de cette représentation proviennent de la priorité accordée aux traits psychologiques de ce « tyran et martyr ». Ce ne sont pas seulement les terribles souffrances de sa conscience qui définissent son état intérieur. Sa rage grandissante, son désir de vengeance, sa colère et son immense force mentale le définissent également. Tout cela transparaît sur le visage du premier tsar russe, dans le mouvement de ses mains qui enfoncent son sceptre et dans l’union d’éléments indissociables : sa nécrologie, son trône, son habit monastique et sa fureur. Cette composition fermée et ses éléments asymétriques témoignent de sa concentration et de son combat intérieur. Cette sculpture a ouvert une nouvelle page de l’art du chevalet, où furent présentés « le premier homme vivant et le premier sentiment vivant », selon le critique d’art Vassili Stasov. Il est intéressant de noter que les professeurs de l’Académie des Beaux-Arts ont refusé de l’examiner, la jugeant « éloignée des canons conventionnels ». Cependant, elle fit forte impression sur Alexandre II et la grande-duchesse Maria Nikolaïevna, mécènes de l’Académie. L’empereur commanda même une version en bronze de cette statue. En 1872, la sculpture de l’académicien Antokolski fut présentée à l’Exposition internationale de Londres et le musée de Kensington en commanda une copie en plâtre pour sa collection. « Ivan le Terrible » fut la première œuvre d’un maître russe à être acquise pour la collection d’un musée étranger.
4. Spinoza en méditation (1887). Cette sculpture représente Baruch Spinoza, auteur d’une critique virulente de l’injustice sociale, opposant à la monarchie et partisan de la république, auteur de l’Éthique, expulsé pour impiété de la synagogue dont il avait abjuré la foi. L’idée de représenter Spinoza est venue à Antokolsky en Italie presque simultanément à celle de créer l’image du Christ.
Ce n’est pas un hasard, car Antokolsky voyait dans la vie et l’œuvre de Spinoza un exemple de dévotion et d’abnégation. Cette statue représente le grand philosophe assis sur un fauteuil. Malade et infirme, Spinoza était absorbé par ses pensées. Dans cette sculpture, son attitude pensive et ses mouvements lourds, ses mains fines et fines posées sur sa poitrine, illustrent son état. Le sculpteur a souligné la modestie et le sang-froid de Spinoza, ainsi que sa force et sa hauteur d’esprit. La conscience de sa justesse et, en même temps, sa soumission douloureuse à son sort se manifeste dans l’expression méditative de son visage exalté et dans le léger sourire dessiné par ses lèvres pincées. Le sculpteur considérait cette statue comme nettement supérieure à ses œuvres précédentes sur le plan technique.
