23 octobre 1889. Fondation de Moises Ville, la Jérusalem de la Pampa.

(Gauchos juifs d'Argentine)
C’est une histoire d’exil et de lumière, née du désespoir de l’Europe et de l’immensité de la pampa. En 1889, dans les provinces russes de Bessarabie et de Podolie, les pogroms, les lois d’exception et la misère acculent des milliers de Juifs à fuir. On parle d’un pays lointain où la terre est libre : l’Argentine. Des rumeurs circulent dans les shtetlekh : le gouvernement y distribuerait des champs fertiles aux immigrants.
Un agent véreux, Rafael Hernández, profite de cet espoir. Il vend à des familles juives des titres de propriété pour des terres imaginaires dans la province de Santa Fe. En août 1889, environ treize cents personnes embarquent à Odessa sur le Weser et le Nile. Après des semaines de traversée, elles débarquent à Buenos Aires, épuisées, vêtues de caftans et de châles, serrant contre elles leurs rouleaux de Torah et leurs outils. Mais aucune terre ne les attend : on les a trompées.
Les autorités hésitent à les secourir. La presse parle avec pitié de ces « judíos rusos » perdus dans la capitale. Et c’est alors qu’intervient un homme providentiel : Nahum Katsevich, jeune journaliste juif originaire d’Odessa, installé à Buenos Aires. Correspondant pour plusieurs journaux yiddish, il parle russe, yiddish et espagnol. Il devient le porte-parole des colons, leur interprète et leur avocat.
Katsevich alerte la presse, écrit au Ha-Melitz d’Odessa, dénonce la fraude des agents, et convainc la petite communauté juive de Buenos Aires de venir en aide aux réfugiés. Grâce à lui, les familles obtiennent des vivres, des soins, et surtout une solution durable : c’est par son intermédiaire que le propriétaire terrien Pedro Palacios propose d’accueillir les immigrants sur un domaine de la province de Santa Fe. Ce geste sauve littéralement le groupe.
Ainsi, le 23 octobre 1889, les premiers colons quittent Buenos Aires et s’établissent sur ces terres nues, plantant leurs tentes dans le vent. Ils creusent un puits, dressent un abri pour le rouleau sacré, et fondent la première colonie agricole juive organisée d’Amérique latine : Moises Ville, la « ville de Moïse ». Le nom rend hommage à la fois au législateur biblique et au baron Maurice de Hirsch, qui, informé par Katsevich et les correspondances de la presse, se prépare à créer la Jewish Colonization Association (J.C.A.) afin d’aider ces pionniers et leurs successeurs.
La pampa les accueille sans pitié. Le vent soulève la poussière, les fièvres rôdent, les sauterelles dévorent les premières semailles. On enterre les morts dans un champ nu, sans pierre ni arbre. Mais la communauté s’accroche. En 1891, la J.C.A. achète officiellement les terres, envoie des ingénieurs, des médecins et des enseignants. On bâtit des maisons de briques, une école, et une synagogue de bois : non pas la première synagogue d’Amérique latine – car celle-ci fut érigée deux siècles plus tôt à Recife, au Brésil néerlandais (la Kahal Zur Israel, fondée vers 1630) – mais la première synagogue rurale du continent fondée par des colons ashkénazes.
Peu à peu, la colonie prend racine. De Moises Ville naissent d’autres implantations : Mauricio, Clara, Basavilbaso, Luz, Santa Isabel… À la fin du siècle, plus de quinze mille Juifs vivent dans la pampa, devenus de véritables gauchos judíos. Ils labourent à cheval, parlent yiddish, lisent la Bible à la veillée. Les mezouzot ornent les portes des fermes, et le Shabbat, on attache les chevaux devant la synagogue avant de prier.
Moises Ville devient un village organisé et prospère. En 1908, on inaugure la grande synagogue Barón Hirsch, bâtie en dur, symbole d’une foi enracinée. On y ouvre des écoles, un hôpital, une bibliothèque, un théâtre yiddish. Dans les années 1920, la Société Kadima anime la vie culturelle, enseigne l’hébreu et fait jouer les pièces de Peretz ou de Sholem Aleichem. Le yiddish résonne sous le ciel argentin ; les journaux venus de Buenos Aires circulent de main en main. Le village devient la Yerushalayim de la Pampa, la Jérusalem de la plaine.
L’écrivain Alberto Gerchunoff, né dans la colonie, immortalise cette épopée dans Los gauchos judíos (1910) :
« Les Juifs de la Pampa ont fait descendre la Bible sur la plaine ; les prophètes labourent avec eux. »
Après la Seconde Guerre mondiale, les jeunes quittent la campagne pour les grandes villes, surtout Buenos Aires, où bat le cœur intellectuel du judaïsme argentin. L’agriculture se mécanise, les synagogues se vident peu à peu. Mais Moises Ville demeure un lieu de mémoire. Dans les années 1960, on restaure la grande synagogue ; dans les années 1980, on fonde un musée communautaire et un centre d’archives. Chaque famille conserve la photo des pionniers debout dans la poussière, visage tourné vers le ciel immense.
En 2009, pour le 120ᵉ anniversaire de la fondation, l’État argentin a déclaré Moises Ville site historique national. Aujourd’hui encore, le village abrite deux synagogues, le théâtre Kadima où l’on joue parfois du Sholem Aleichem, un musée plein de lettres jaunies et d’outils de pionniers. Le soir, la lumière rase éclaire les inscriptions hébraïques sur les façades.
Moises Ville n’est pas seulement un lieu : c’est une idée. Celle d’un peuple sans terre qui en a bâti une de ses mains, au bout du monde. Là où s’achevait la steppe, une histoire nouvelle a commencé — celle de la liberté par le travail et la mémoire. Sur les pierres du vieux cimetière, on lit encore les noms des premiers venus : Goldberg, Rabinovich, Finkelstein, Bendersky. Et le vent de la Pampa, en passant, murmure leurs prières.
Une chanson yiddish en perpétue même la mémoire:
« A radio shpilt tangos, farn oylem vos shpatsirt.
Dertseyln vayber mayses vos in shtetl hot pasirt.
Bay vemen vert a tnoyim, bay vemen s’vet zayn a bris.
Un vemen hot zikh fraytik, farbrent bay kokhn knishes.
In Moysesvil, mayn kleyn shteytele,
Moysesvil, mayn sheyn heymele.
Bist a yidishe medine,
Bist a shtolts in Argentine,
Moysesvil! »