Franz Werfel naît à Prague le 20 septembre 1890, dans une maison juive où l’allemand est la langue de la culture et des ambitions sociales, mais où résonnent encore, à la table familiale, les échos de la synagogue et du yiddish des grands-parents. Comme tant d’autres enfants de la communauté juive pragoise, il est dès l’enfance placé entre deux mondes : celui de l’assimilation bourgeoise et celui de la mémoire d’Israël.
Prague, alors, est un creuset incandescent. Dans ses rues gothiques et baroques, une génération d’écrivains juifs germanophones cherche sa voix. Kafka en est l’ombre tourmentée, qui transforme l’héritage juif en paraboles de l’angoisse et du silence. Max Brod en est le héraut militant, tourné vers le sionisme et la renaissance nationale. Et Werfel, le plus jeune, sera la voix prophétique : celui qui entend dans le destin juif une résonance pour tous les peuples de la terre.
Ses premiers poèmes, écrits à vingt ans, s’ouvrent comme des psaumes modernes : Werfel se proclame “l’ami du monde”, porteur d’une compassion qui embrasse l’humanité entière.
La Première Guerre mondiale le précipite au cœur du désastre. Au front, il voit le sang, les cris, la futilité des empires. De cette expérience sort un écrivain marqué à jamais par l’exigence de témoigner. Son judaïsme, loin d’être un fardeau, devient une source : comme les prophètes bibliques, il se sent chargé de dire ce que d’autres préfèrent taire.
À Vienne, dans les années 1920, il rejoint la constellation brillante d’Alma Mahler, qu’il épouse. Mais sa judéité, même voilée sous l’élégance viennoise, reste une cible. En 1933, ses livres sont jetés dans les flammes des autodafés nazis. Cette même année, il publie son grand roman, « Les Quarante jours du Musa Dagh ». En racontant la résistance arménienne au génocide, Werfel tend un miroir prophétique : l’histoire des Arméniens est une préfiguration du destin juif, et au-delà, de tous les peuples menacés. Sa plume est un cri : « N’oubliez pas. »
L’histoire le rattrape bientôt. Après l’Anschluss, il doit fuir. Vienne, Paris, Marseille, puis la traversée des Pyrénées jusqu’en Espagne : Werfel devient lui-même l’exilé dont il écrivait le sort. À Hollywood, en Amérique, il tente de recréer une patrie de mots. Dans « Jacobowsky et le colonel », il invente un Juif errant plein de malice et de courage, qui survit à la guerre grâce à son esprit. Ce Jacobowsky, c’est lui, c’est nous, c’est le peuple juif tout entier en fuite mais vivant encore.
À la même époque, il écrit « Le Chant de Bernadette », inspiré des apparitions de Lourdes. Certains s’étonnent : pourquoi un écrivain juif choisirait-il un sujet catholique ? Mais pour Werfel, il n’y a pas contradiction : toute expérience du sacré lui semble digne d’être honorée, parce qu’elle témoigne de la soif d’absolu qui traverse l’homme. Son judaïsme n’est pas fermeture, mais ouverture prophétique : la fidélité à l’histoire d’Israël l’amène à reconnaître le divin partout où il se laisse entrevoir.
Franz Werfel meurt en 1945, à Beverly Hills, au moment même où l’Europe découvre l’abîme de la Shoah. Il ne verra pas toute l’horreur révélée, mais son œuvre en avait déjà porté l’ombre et l’annonce.
Ainsi, dans la constellation juive de Prague, trois étoiles brillent d’une lumière différente : Kafka, l’énigme et l’angoisse ; Brod, la mission nationale ; Werfel, la prophétie universelle. Tous trois sont issus d’un même sol, mais Werfel est peut-être celui dont la voix résonne le plus au loin : une voix biblique réincarnée dans la modernité, rappelant que le destin d’Israël est le miroir des destinées humaines.
26 août 1945. Décès à Beverley Hills de l’écrivain Franz Werfel, la voix prophétique de l’exil.
