22 octobre 1822. Décès à Berlin d’Henriette Herz. De l’art de la conversation à la conversion, une passerelle ambiguë.

Portrait d'Henriette Herz, née De Lemos, en Hébé · Anna Dorothea Therbusch
Il est des existences dont la trace ne se mesure ni aux livres ni aux monuments, mais au rayonnement d’une parole. Celle d’Henriette Herz appartient à ces vies qui, sans rien écrire, transformèrent leur siècle : elle fit de la conversation un instrument de civilisation, et du salon un lieu où la raison tentait de réconcilier les mondes. Son nom évoque la Berlin des Lumières finissantes, celle où les Juifs cultivés, encore privés de droits, cherchaient dans la culture ce que la loi leur refusait : la reconnaissance.

Elle naquit le 5 septembre 1764 à Berlin, dans une famille juive d’origine portugaise. Son père, Benjamin de Lemos, médecin respecté, appartenait à cette élite de la Haskala que la Prusse tolérait sans jamais l’admettre tout à fait ; sa mère, Esther, lui transmit à la fois la dignité du maintien et la passion des langues. L’enfant montra très tôt une curiosité ardente : elle apprit le français, l’anglais, un peu de latin, et suivit l’enseignement de Markus Herz, élève de Kant. À quinze ans, elle l’épousa : union précoce mais féconde, qui fit d’elle la compagne intellectuelle d’un homme de science et la conduisit vers les cercles éclairés de Berlin.

Sous le règne de Frédéric II, la capitale prussienne vivait une contradiction : foyer des Lumières et société de castes, elle permettait aux Juifs d’y briller tout en les maintenant à distance. Henriette Herz ne connut ni injure ni persécution ; mais sa vie se déroula dans la conscience du mur invisible qui séparait les tolérés des admis. Son salon allait précisément tenter de franchir cette frontière.

Vers 1780, la maison du couple Herz, dans la Spandauer Straße, devint un lieu unique : entre cabinet d’étude et salon d’esprit, foyer d’une sociabilité nouvelle où les barrières religieuses et sociales semblaient abolies. On y croisait Wilhelm et Alexander von Humboldt, Jean Paul Richter, David Friedländer, Friedrich Schlegel, parfois Rahel Levin, et plus tard Schleiermacher. Henriette y régnait sans faste : belle, cultivée, d’un charme contenu, elle savait donner à la conversation ce ton à la fois moral et musical où la raison devient amitié.

Ce salon, que beaucoup considéraient comme l’un des plus ouverts de l’Europe éclairée, fut un laboratoire de la tolérance. Pour la première fois à Berlin, des Juifs et des chrétiens discutaient d’égal à égal ; des femmes, dans un monde d’hommes, prenaient la parole sans s’excuser. Dans le cliquetis des porcelaines et le murmure des langues mêlées, on croyait voir s’accomplir le rêve des Lumières : que l’esprit efface les préjugés du sang. Mais c’était une illusion fragile. La société prussienne admirait ces femmes juives instruites sans les reconnaître vraiment. La tolérance avait ses limites : on pouvait être reçue, écoutée, estimée ; on ne pouvait être pleinement intégrée.

Henriette Herz le savait et ne s’en plaignait pas, mais elle en souffrait silencieusement. La barrière qu’elle ne franchirait jamais n’était pas celle des salons, mais celle de la vie. Elle pouvait être l’amie d’un Humboldt, mais non l’épouse d’un chrétien. Même Schleiermacher, le théologien dont elle gagna la confiance et l’amitié la plus profonde, demeura retenu par cette différence irréductible : elle était juive, veuve, d’un autre monde. L’affection qu’ils se portèrent, toute spirituelle, est le signe le plus pur et le plus mélancolique de cette frontière.

Dans les années 1790, l’élan des Lumières s’essouffla. Markus Herz, malade et ruiné, s’éloigna de la vie publique. Le salon se vida, Berlin se transforma : la Révolution inquiétait, les guerres bouleversaient l’Europe, et la raison cédait la place au sentiment. Dans cette solitude, Henriette Herz se tourna vers la foi. Schleiermacher, jeune théologien protestant, lui ouvrit la voie d’une religiosité intérieure. Par lui, elle découvrit la possibilité d’un Dieu non dogmatique, intime et universel.

Sa démarche ne fut pas celle d’une femme cherchant refuge, mais celle d’un esprit en quête d’unité. Elle, fille de la Haskala, avait cru d’abord à la raison ; elle découvrit que la raison seule ne suffisait pas à guérir la séparation des hommes. Dans cette Allemagne où la culture se disait universelle mais demeurait imprégnée de christianisme, l’accès à la culture passait encore par la conversion. Les Lumières avaient ouvert la porte de l’esprit, non celle du droit ; et pour être admis sans réserve dans la société cultivée, il fallait appartenir à la foi dominante. Ainsi la conversion devint-elle, pour nombre de Juifs éclairés, le signe ambigu d’un passage : une manière d’atteindre l’universel en renonçant à ce qui, paradoxalement, leur avait enseigné cette universalité.

Quand son mari mourut en 1803, Henriette Herz se fit baptiser. On voulut voir dans ce geste une ambition sociale ; il fut surtout une tentative sincère d’universalisation intérieure. Par Schleiermacher, elle avait compris le christianisme comme une voie morale plus que dogmatique, un langage de la conscience.
« J’ai bu à toutes les sources de la sagesse humaine, écrira-t-elle ; il me restait la soif du divin. »
Ce qu’elle cherchait n’était pas un Dieu nouveau, mais un Dieu commun. Pourtant, le monde qu’elle voulait rejoindre n’était pas encore prêt à accueillir sans réserve ceux qui venaient de l’autre rive. Sa conversion ne brisa pas le mur ; elle le déplaça seulement. Les chrétiens la louaient, mais la rappelaient toujours « née juive » ; les Juifs la regardaient avec tristesse, comme une sœur perdue. Elle resta entre deux mondes : ayant quitté l’un sans être pleinement admise dans l’autre. Ce destin, douloureux et fécond, fut celui de toute une génération : celle qui voulut sortir du ghetto par la culture et trouva à la fois la lumière et la solitude.

La vieillesse la surprit dans un monde changé. Le romantisme avait remplacé les Lumières, la société bourgeoise refermait ses cercles. Ruinée, Henriette Herz vécut modestement grâce à une pension que lui obtint Alexander von Humboldt. Dans le silence de sa maison du Neuen Promenade, elle écrivit ses Souvenirs, où se mêlent gratitude et mélancolie. Elle y évoque sans amertume les années de ferveur, les visages aimés, la conversation perdue. Son ton n’est ni celui du regret ni celui de la plainte ; c’est celui d’une lucidité sereine, d’une femme qui sait avoir appartenu à un moment d’équilibre entre l’ancien monde et le nouveau.

Elle mourut à Berlin le 22 octobre 1847, à quatre-vingt-trois ans. Peu d’amis restaient, mais ceux qui se souvenaient d’elle parlaient de « la lumière de la Spandauer Straße ». Car elle fut bien cela : une lumière, non éclatante mais constante, dans le passage de la condition juive vers la culture universelle.

Henriette Herz n’écrivit ni traité ni roman. Sa vie même fut son œuvre : un long effort pour transformer l’exclusion en dialogue. Elle n’eut pas à souffrir ouvertement de sa judéité ; elle vécut plutôt dans la conscience de ce qu’il restait à franchir, dans l’art de créer, au sein même de la séparation, un lieu commun de parole. Dans le tumulte d’un siècle qui rêvait d’égalité mais conservait ses murs, elle incarna l’utopie discrète de la conversation : celle qui ne détruit pas les frontières, mais les rend perméables à la lumière.

Ainsi demeure-t-elle, entre Jérusalem et Weimar, entre le peuple du Livre et la nation de Goethe, comme une figure d’entre-deux — témoin des promesses et des limites des Lumières, et messagère de cette foi tranquille selon laquelle parler avec l’autre est déjà un commencement d’émancipation.