24 octobre 1784. Naissance de Moses Montefiore, le chevalier d’Israël.

Il fut un siècle à lui seul.
Né à Livourne en 1784, sous le ciel toscan, et mort à Ramsgate, sur la côte anglaise, cent ans plus tard, Sir Moses Montefiore traverse l’histoire comme un patriarche biblique égaré dans le monde moderne. Il vécut à l’heure de Napoléon et de la reine Victoria, à une époque où les Juifs d’Europe sortaient du ghetto pour entrer dans la lumière. Sa vie, longue et droite comme une colonne de prière, fut un pont entre deux mondes : celui de la Bible et celui de la Bourse, celui des patriarches et celui des parlementaires.
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Issu d’une famille séfarade établie en Angleterre depuis plusieurs générations, le jeune Moses grandit dans un milieu de commerçants raffinés et de lettrés. Son père, Joseph Elias Montefiore, était un homme d’ordre et de tradition ; sa mère, Rachel Mocatta, descendait d’une lignée d’érudits juifs espagnols chassés par l’Inquisition.
De cet héritage double — l’austérité anglaise et la ferveur méditerranéenne — naquit une personnalité singulière : un esprit méthodique, mais traversé de feu.
À vingt ans, Montefiore entra à la Bourse de Londres. Il apprit la logique froide des chiffres, mais y mit une conscience de prophète. Son mariage, en 1812, avec Judith Cohen, sœur de la femme de Nathan Rothschild, le fit entrer dans la sphère de la puissance financière européenne. Il amassa rapidement une fortune considérable, et lorsqu’il décida, à quarante ans, de se retirer des affaires, il le fit comme on quitte un champ de bataille : sans regret, mais avec la conviction que l’argent n’est rien s’il ne sert pas à la justice.
« Je veux, disait-il, que chaque pièce d’or trouve un pauvre à qui parler. »
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Le XIXᵉ siècle fut celui de l’émancipation : les Juifs devenaient citoyens. Mais beaucoup, en Angleterre comme en France, payaient ce privilège par un effacement de soi. Montefiore, lui, refusa cette mutilation. Il voulut prouver qu’un homme pouvait être à la fois citoyen loyal et Juif fidèle.
Chaque shabbat, il fermait scrupuleusement son carnet d’affaires ; il se rendait à la synagogue en haut-de-forme et talith, symbole vivant d’une identité réconciliée.
Sa piété, loin d’être confinée à la synagogue, s’exprimait dans l’action. Il fit sienne la maxime biblique : « La justice, la justice tu poursuivras. »
La reine Victoria, impressionnée par sa dignité et sa générosité, le fit chevalier en 1837 et baronnet en 1846 — un honneur que nul Juif britannique n’avait encore reçu.
Sur son blason, il fit graver une devise à la fois sobre et spirituelle: Think and thank — « Réfléchis et remercie ». Il venait d’un peuple qui avait appris à penser dans la persécution et à remercier dans la survie.
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Devenu célèbre, Montefiore n’usa jamais de son prestige pour lui-même. Il le mit au service de ceux qu’on persécutait. Son nom, de Tanger à Odessa, devint synonyme de secours et d’espérance.
En 1840, l’Europe entière fut secouée par l’affaire de Damas : treize Juifs furent accusés d’avoir assassiné un moine capucin pour boire son sang — un vieux mensonge médiéval ressuscité au cœur du siècle des Lumières. Montefiore, accompagné du juriste Adolphe Crémieux, traversa la Méditerranée, rencontra Méhémet Ali, le vice-roi d’Égypte, et obtint la libération des prisonniers.
Son retour à Londres fut triomphal. Dans les synagogues, on composa des chants en son honneur. À Jérusalem, on lut son nom à voix haute dans les prières pour les vivants.
Puis ce furent la Russie, où il plaida auprès du tsar pour les Juifs soumis à la conscription forcée ; Rome, où il tenta de sauver le petit Edgardo Mortara, arraché à ses parents par les autorités pontificales ; le Maroc, où il obtint du sultan la grâce de Juifs condamnés à mort.
Partout, il fut reçu comme un chef d’État sans armée, un ambassadeur d’un peuple sans pays.
Son carrosse, orné de l’Union Jack et de l’étoile de David, était connu des ports et des déserts. On le voyait passer, vieillard droit et courtois, escorté de serviteurs musulmans, chrétiens ou juifs, et partout on murmurait :
« Voici Montefiore, l’homme qui fait le bien au nom de Dieu. »
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Mais c’est à Jérusalem qu’il laissa la trace la plus durable. Lors de son premier voyage, en 1827, il découvrit une ville misérable, étouffée entre ses murailles, peuplée de mendiants et de pèlerins.
Il y revint sept fois. En 1855, il y fit bâtir Mishkenot Sha’ananim, un petit quartier propre et lumineux, à l’extérieur des murs — la première implantation juive moderne de Palestine. Il y fit construire un moulin à vent pour moudre le grain, une école pour instruire les enfants et des maisons solides pour les familles pauvres.
Il voulait donner aux Juifs d’Erets Israël non pas des aumônes, mais un outil d’existence.
Le moulin de Montefiore, dressé sur la colline, devint un symbole : la roue de pierre tournant au vent de Jérusalem, c’était la prière devenue travail, la prophétie devenue réalité.
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Judith, sa compagne de vie et d’œuvre, mourut en 1862. Montefiore survécut plus de vingt ans encore. Il fêta son centième anniversaire en 1884 dans une ferveur universelle : des dépêches de Jérusalem, de New York, de Calcutta lui furent envoyées comme à un patriarche biblique.
On disait qu’il avait traversé le siècle sans jamais rien demander au monde, sinon la possibilité de le réparer un peu.
Il mourut à Ramsgate, le 28 juillet 1885. On l’enterra à côté de son épouse, sous un petit dôme blanc inspiré du tombeau de Rachel. Sur son cercueil, on posa la clé du moulin de Jérusalem. Ainsi, jusqu’à la fin, son cœur demeura tourné vers Sion.
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Montefiore ne fut pas un idéologue, mais il inspira des idéaux. Pinsker, Herzl, les premiers pionniers virent en lui un précurseur du sionisme. Il avait compris avant eux que la dignité juive ne pouvait reposer sur la pitié des autres, mais sur l’action, la solidarité et le travail.
Il rêvait d’un peuple relevé, pas d’un empire ; d’un retour spirituel, pas encore politique. Et pourtant, de son moulin à vent jusqu’aux congrès de Bâle, la ligne fut droite.
Son nom survit dans des institutions, des hôpitaux, des écoles et jusque dans la mémoire collective des Juifs d’Orient.
Dans les récits populaires, on disait encore :
« Quand un Juif était en danger, Montefiore montait sur son char, et le monde s’ouvrait. »
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Un siècle plus tard, à Jérusalem, le vent tourne encore les ailes de son moulin.
Les maisons de Mishkenot Sha’ananim, aujourd’hui restaurées, accueillent des écrivains et des musiciens.
Le lieu respire la même paix que celle qu’il rêvait pour son peuple: une paix faite de dignité, de lumière et de travail.
Sir Moses Montefiore, le banquier de Dieu, aura prouvé qu’on peut vivre un siècle entier sans cesser d’espérer.
Et que parfois, un seul homme suffit à rappeler au monde qu’il n’y a pas de puissance plus haute que la compassion.