11 septembre 1865. Naissance d’Aaron Kosminski. JACK L’ÉVENTREUR ÉTAIT-IL UN JUIF POLONAIS?

Londres, automne 1888. La pluie s’infiltre entre les pavés disjoints, les réverbères fument dans la brume, et Whitechapel s’étire en un dédale de ruelles où la misère se cache derrière chaque porte. Dans ce quartier pauvre de l’East End survivent des prostituées qui vendent leur corps pour quelques pièces, des tailleurs juifs venus de Pologne ou de Lituanie, des dockers à la mine grise.
C’est ici qu’un spectre va frapper, et que naîtra une légende noire: Jack l’Éventreur.
Le 31 août, Mary Ann Nichols est retrouvée à l’aube, gorge tranchée, abdomen mutilé.
Le 8 septembre, Annie Chapman subit le même sort, éventrée derrière une cour sordide.
Le 30 septembre, deux cadavres s’ajoutent à la liste, Elizabeth Stride et Catherine Eddowes, la seconde atrocement mutilée, visage et ventre lacérés. Le 9 novembre enfin, Mary Jane Kelly est découverte dans sa chambre, le corps démembré, spectacle insoutenable qui glace même les policiers les plus aguerris.
Cinq meurtres en trois mois, les « canoniques », et une ville entière plongée dans l’effroi. La presse s’emballe, les journaux s’arrachent les détails sanglants, un nom s’impose dans les colonnes : Jack the Ripper, Jack l’Éventreur. Mais derrière ce surnom se cache une autre rumeur, plus ancienne, plus sournoise : dans Whitechapel, on murmure que le tueur est un étranger, un immigrant venu des quartiers juifs de l’Est, peut-être un Juif polonais.

Les suspects ne manquent pas. Dès septembre, un nom circule : « Leather Apron », le Tablier de cuir, un cordonnier redouté par certaines prostituées. La police arrête John Pizer, un Juif polonais, artisan du quartier. La presse le cloue déjà au pilori, les foules grondent, prêtes au lynchage. Mais l’homme est relâché : ses alibis tiennent, il est innocent. L’ombre, pourtant, est jetée. Dans l’imaginaire londonien, l’Éventreur a désormais le visage du Juif de Whitechapel. Le 30 septembre, après le meurtre de Catherine Eddowes, un graffiti tracé à la craie renforce la suspicion : « The Juwes are the men that will not be blamed for nothing. » Les mots sont effacés avant le lever du jour, par peur d’émeutes antisémites, mais la rumeur court déjà dans les tavernes : le monstre vient du quartier juif.
La presse à sensation qui régale ses lecteurs des détails de l’affaire, n’hésite pas à faire vibrer les cordes antisémites et xénophobes.
« Whitechapel est envahi de tailleurs et cordonniers étrangers parlant un jargon incompréhensible ; c’est dans ce cloaque que l’Éventreur trouve refuge. »
(The Star, septembre 1888)
« La population locale croit savoir que le meurtrier est l’un de ces Juifs polonais fraîchement débarqués, hommes sans attaches ni scrupules. »
(Illustrated Police News, automne 1888)
« On dit qu’aucun Anglais ne saurait commettre des mutilations aussi diaboliques ; il faut chercher du côté des immigrés du continent. »
(Lloyd’s Weekly News, octobre 1888)
« La main étrangère sème la terreur dans Whitechapel ; la police doit cesser d’être indulgente avec les ghettos. »
(The Evening News, octobre 1888)
« Leather Apron, ainsi qu’on l’appelle dans les ruelles, est un Juif polonais connu des prostituées. »
(The Star, début septembre 1888)
Tandis que la presse juive, des modestes feuilles yiddish hantée par les pogroms de Russie…
« In undzere gasn fun Whitechapel shteyt shrek un tsemishung. Men zogt az der riper iz a poylisher yid. Mir darfn zikh firn mit seykhl un shtilkeyt. Keyn balagan, keyn provokatsyes. »
(« Dans nos rues de Whitechapel règnent la peur et la confusion. On dit que l’Éventreur est un Juif polonais. Nous devons agir avec bon sens et calme. Pas d’agitation, pas de provocation. »)
« Yeder mentsh darf visn az di yidn hobn keyn shuld. Un mir darfn helfen di politsey, nit avekloyfn fun der emes. »
(« Chacun doit savoir que les Juifs ne sont pas coupables. Et nous devons aider la police, pas fuir la vérité. »)
« Men darf gedenken vos es iz geshen in Rusland. Aroysruf tsu ale yidn: nisht aleyn geyn bay nakht, hitn zikh fun provokatsyes. »
(« Souvenons-nous de ce qui est arrivé en Russie. Appel à tous les Juifs : ne sortez pas seuls la nuit, méfiez-vous des provocations. »)
… au respectable Jewish Chronicle, organe officieux de la communauté juive anglaise bien intégrée, est tiraillée entre la défense des coreligionnaires pouilleux venus de l’Est et les leçons de comportement civique.

“We protest against the libel that throws suspicion upon the Jewish community. The murderer of Whitechapel may be foreign or native, but there is no ground to accuse our people.”
(« Nous protestons contre la diffamation qui jette le soupçon sur la communauté juive. Le meurtrier de Whitechapel peut être étranger ou anglais, mais rien ne justifie d’accuser notre peuple. »)
“We implore our brethren in the East End to assist the police and to conduct themselves with circumspection, lest the mob be incited to violence.”
(« Nous implorons nos frères de l’East End d’aider la police et de se comporter avec circonspection, de peur que la foule ne soit incitée à la violence. »)
“The Jewish Chronicle urges calm and reason. The fiend is not a Jew because he slaughters like a fiend. Let us not be made scapegoats for the sins of a madman.”
(« Le Jewish Chronicle appelle au calme et à la raison. Le monstre n’est pas juif parce qu’il massacre comme un monstre. Ne soyons pas les boucs émissaires des crimes d’un fou. »)


C’est dans ce climat que quelques années plus tard, un nom ressurgit des dossiers de Scotland Yard : Aaron Kosminski, né en 1865 à Kłodawa, en Pologne russe. Barbier, immigré à Londres au début des années 1880, il vit pauvrement dans Whitechapel. Les rapports médicaux le décrivent comme un homme étrange, sale, délirant, mutique, sujet à des hallucinations. En 1891, sa famille ne parvient plus à le contenir, il est interné à Colney Hatch, puis à Leavesden, où il meurt en 1919, enfermé dans ses visions.
Pourtant, plusieurs policiers de haut rang le désignent comme suspect. Sir Melville Macnaghten, chef du département des enquètes criminelles de Scotland Yard, le cite dans un rapport de 1894. Robert Anderson, officier de Scotland directement chargé de l’affaire, écrit dans son mémoire « Si je dis que le criminel était un juif polonais, je ne fais que mentionner un fait avéré. » Dans l’enquête qu’il mena, un témoin juif-polonais identifia sans hésitation le suspect quand il fut confronté à lui. Le suspect était lui aussi un juif polonais et le témoin ne souhaita pas témoigner contre lui pour cette raison.
Faibles indices, souvenirs tardifs, mais assez pour faire de Kosminski un fantôme qui hante les archives.

En 2014, l’affaire connaît un rebondissement spectaculaire. Un collectionneur, Russell Edwards, présente au public un châle taché de sang, censément retrouvé près du corps de Catherine Eddowes. Après analyse, un biologiste affirme y avoir décelé l’ADN de la victime et celui d’un descendant de la sœur d’Aaron Kosminski. « L’affaire est résolue, déclare Edwards, Jack l’Éventreur était Kosminski. »
La presse mondiale reprend l’annonce. Mais très vite, les critiques s’élèvent. Le châle n’apparaît dans aucun rapport de 1888, sa provenance est douteuse, sa conservation trop aléatoire pour garantir l’absence de contamination. L’analyse génétique, fondée sur l’ADN mitochondrial, ne permet pas une identification individuelle : des milliers de personnes pourraient partager le même profil.
Le père de l’empreinte génétique, Alec Jeffreys, balaie la preuve comme « scientifiquement insignifiante ». L’étude, non publiée dans une revue à comité de lecture, ressemble plus à un coup médiatique qu’à une démonstration. Pourtant, l’effet est durable : pour l’opinion publique, Kosminski devient le suspect numéro un, l’Éventreur désigné.

D’autres noms ont pourtant leurs partisans. David Cohen, interné violent, dont certains pensent qu’il s’agissait d’un pseudonyme pour cacher l’identité de Kosminski. George Chapman, de son vrai nom Severin Kłosowski, un autre barbier polonais, empoisonneur de ses épouses, pendu en 1903, dont le profil criminel semble plus crédible. Montague Druitt, avocat anglais retrouvé noyé dans la Tamise peu après le dernier meurtre, considéré comme un « suicide coupable ». Francis Tumblety, médecin américain charlatan.
Et, dans les délires complotistes des années 1970, le prince Albert Victor, neveu de la reine, et son médecin, mêlés à une fantasmagorie maçonnique. Mais aucune de ces pistes n’a jamais livré de preuve décisive.

Cent trente ans plus tard, le mystère demeure. Jack l’Éventreur reste sans visage. La piste du « Juif polonais » dit peut-être plus sur la peur de l’étranger et l’antisémitisme victorien que sur l’identité réelle du tueur. Whitechapel, à l’époque, était un creuset de haine sociale : la misère, la promiscuité, l’arrivée de réfugiés juifs d’Europe de l’Est alimentaient rancunes et fantasmes. Dans cette atmosphère, il fallait un coupable, et l’Éventreur offrait un support idéal pour cristalliser les angoisses. Kosminski, Cohen, Chapman, peut-être personne d’eux : le mystère demeure. Ce qui reste, au-delà des corps mutilés, c’est l’image d’une ville en crise, une société qui projette ses cauchemars sur des silhouettes venues d’ailleurs, et un spectre qui marche encore, dans le brouillard éternel de Whitechapel.