18 octobre 1881. Naissance d’Avrom Goldberg, journaliste, polémiste et intellectuel yiddish, figure centrale de la presse juive de Pologne dans l’entre-deux-guerres.

Il n’a laissé ni visage connu ni statue. De lui demeurent des lignes nerveuses, denses, un ton de fer et d’ironie, une fidélité profonde à la langue et au destin juif. Avrom (Abraham) Goldberg, né en 1881 et mort à Varsovie en 1933, fut l’un de ces hommes dont la plume avait valeur d’acte : journaliste, critique, rédacteur, il fit du yiddish un instrument d’intelligence et de combat à l’heure où les Juifs de Pologne cherchaient à redéfinir leur place entre assimilation, nationalisme et foi.
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Né dans la zone de résidence juive de l’Empire russe, Goldberg grandit dans un environnement marqué par l’étude religieuse et la ferveur du renouveau intellectuel juif. Formé dans les écoles traditionnelles, il apprit très tôt l’hébreu et le russe, s’imprégnant à la fois de la Bible et de la presse moderne qui se répandait dans les cercles juifs éclairés.
Il fit ses premières armes dans la presse en hébreu, collaborant à Ha-Melits et à Ha-Tsfira, journaux où se rencontraient déjà les partisans d’un judaïsme rénové et les promoteurs du sionisme. Dans ces colonnes, il signait parfois du pseudonyme « Ibrahim » ou « A. Meshoyrer », oscillant encore entre la langue sacrée et celle du peuple.
Mais bientôt, c’est dans le yiddish, langue de la rue et de la vie, qu’il choisit d’écrire. Là où d’autres voyaient un parler populaire promis à disparaître, il pressentit une force de cohésion et d’expression nationale. Le yiddish devint pour lui la langue de la dignité moderne.
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Lorsque Goldberg s’installa à Varsovie, au tournant du siècle, la ville bouillonnait d’imprimeries et de débats. C’était la métropole du judaïsme d’Europe orientale, une Babel où cohabitaient hassidim, bundistes, sionistes et assimilationnistes.
En 1908 naquit le journal Haynt (« Aujourd’hui »), appelé à devenir le plus lu des quotidiens yiddish du monde. Goldberg en fut d’abord l’un des principaux chroniqueurs, avant d’en devenir secrétaire de rédaction, puis membre de la direction. Autour de lui gravitaient des figures comme Hillel Zeitlin, Nahum Sokolow, Jacob Apenszlak ou Itche Goldberg ; ensemble, ils donnèrent au journal une stature morale et politique inédite.
Dans les pages du Haynt, Avrom Goldberg imposa un ton nouveau : rapide, informé, moral et ironique. Ses chroniques quotidiennes — souvent signées de ses initiales — scrutaient la vie juive de Varsovie comme un miroir du monde. Il commentait les événements politiques, les discours rabbiniques, les procès antisémites, les querelles sionistes, toujours avec cette conviction que la parole écrite pouvait redonner aux Juifs la conscience de leur unité.
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L’un des moments les plus marquants de sa carrière fut le procès Mendel Beilis à Kiev en 1913. Accusé à tort de meurtre rituel, Beilis devint le symbole du retour du sang et du mensonge dans la Russie tsariste. Goldberg couvrit l’affaire avec passion, mêlant reportage, indignation et analyse politique. Ses articles furent repris dans plusieurs journaux européens ; ils contribuèrent à mobiliser l’opinion juive internationale et à dénoncer les violences du régime.
Cette campagne fit de Goldberg une conscience morale du judaïsme polonais. Il ne cessa dès lors d’écrire contre l’antisémitisme, mais aussi contre la résignation. Son journalisme fut une école de lucidité : il y voyait moins un métier qu’une responsabilité envers le peuple dispersé.
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Goldberg appartenait à cette génération d’intellectuels pris entre deux fidélités : celle à l’hébreu, langue du renouveau spirituel, et celle au yiddish, langue du quotidien. Dans ses essais comme Hebreizm un Idishizm (« Hébréisme et yiddishisme »), il refusa de choisir.
Pour lui, les deux langues formaient un double souffle : l’hébreu portait l’âme, le yiddish portait la vie. Il combattit les querelles stériles entre partisans exclusifs de l’une ou de l’autre. Ce pluralisme linguistique reflétait aussi son humanisme : Goldberg voyait la culture juive comme un organisme multiple, capable d’absorber la modernité sans renier son cœur.
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À côté de ses chroniques journalistiques, Goldberg publia des volumes d’essais et de discours :
– Der Yidisher Kongres (« Le Congrès juif ») ;
– Tsionistishe Redes (« Discours sionistes ») ;
– Grenetsn (« Frontières ») ;
et ses Gezamlte Shriftn (« Œuvres choisies »).
Ces textes, écrits dans un yiddish clair et ferme, témoignent d’une pensée à la fois politique et morale. Goldberg y défendait une idée exigeante du sionisme : non pas seulement le retour à une terre, mais la construction d’une communauté de dignité et d’esprit. Il s’y interrogeait aussi sur la condition du Juif moderne, écartelé entre exil et citoyenneté, foi et raison, mémoire et avenir.
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Sous sa direction, Haynt atteignit un tirage de plus de cent mille exemplaires — un chiffre considérable pour un quotidien en yiddish. Le journal devint le centre nerveux de la vie juive en Pologne : on y lisait les nouvelles du monde, les débats sionistes, les critiques littéraires et les feuilletons populaires.
Goldberg y introduisit la rubrique « Fun Bikher-Tish » (« De la table des livres »), consacrée à la littérature nouvelle, et encouragea les jeunes auteurs à publier en yiddish. Il contribua à faire connaître des écrivains comme Peretz Hirschbein, Dovid Bergelson ou Sholem Asch.
Au-delà du journal, il fut aussi un formateur d’esprits : nombre de journalistes de la génération suivante lui reconnaissaient une rigueur et une chaleur d’écriture qui faisaient école.
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Les années trente furent celles de la montée des périls. En Pologne, la crise économique et les tensions antisémites s’exacerbaient. Goldberg, déjà malade, continuait pourtant d’écrire presque chaque jour. Ses chroniques prenaient un ton plus grave, presque prophétique, sur la fragilité de la civilisation et la nécessité d’une solidarité juive.
Il mourut à Varsovie, en octobre 1933, quelques mois après l’arrivée de Hitler au pouvoir. Ses amis publièrent après sa mort un volume commémoratif, Sefer Avrom Goldberg, rassemblant des textes en yiddish, en hébreu et en anglais ; on y saluait « un homme dont la plume fut un instrument de justice ».
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Avec le temps, le nom d’Avrom Goldberg s’effaça des manuels, comme celui de tant de journalistes yiddish dont les journaux furent détruits avec leurs lecteurs. Mais son œuvre, partiellement préservée, témoigne d’un âge d’or de la presse juive, où l’écrit servait à penser la liberté.
Dans le silence des archives, ses chroniques demeurent une leçon de clarté morale et de fidélité linguistique : écrire en yiddish, pour lui, c’était se tenir debout dans l’histoire.
(Dans ce tableau de 1914 de Yehuda Pen – le maître de Chagall à Vitebsk – un horloger juif fait une pause en lisant le « Haynt »)