Le 5 septembre 1791, dans une riche famille juive de Tasdorf, près de Berlin, naît Jakob Liebmann Beer. Rien ne semble devoir destiner ce fils de banquier à devenir l’un des musiciens les plus célèbres d’Europe. Pourtant, l’enfant prodige au piano, virtuose dès l’âge de sept ans, va s’imposer comme l’inventeur d’un genre nouveau, symbole éclatant du XIXᵉ siècle lyrique : le grand opéra. Pour se distinguer de ses contemporains, il choisira un nom nouveau, « Giacomo Meyerbeer », Meyerbeer, composé de Meyer, patronyme de sa mère et Beer, patronyme de son père, prénom Giacomo, en hommage à l’Italie qu’il aimait.
Élève du sévère Carl Friedrich Zelter et du pédagogue Vogler (qui forma aussi Carl Maria von Weber), Meyerbeer reçoit une solide culture musicale allemande, faite de rigueur contrapuntique et d’exigence formelle. Mais c’est en Italie qu’il trouve sa voie : à Florence, puis à Venise et à Milan, il se nourrit du bel canto et fréquente Rossini, dont il admire l’élan mélodique. Entre 1817 et 1820, ses premiers opéras italiens — Romilda e Costanza, Emma di Resburgo — connaissent un succès réel. Le jeune compositeur berlinois s’impose dans un pays qui se passionne pour la virtuosité vocale.
Vers 1825, Meyerbeer s’installe à Paris, capitale mondiale de l’opéra. C’est là qu’il rencontre son destin. En 1831, la création de Robert le Diable à l’Opéra de Paris est un triomphe sans précédent. Pour la première fois, un opéra combine une intrigue fantastique, une mise en scène spectaculaire (avec un ballet des nonnes devenu mythique), un orchestre puissant et des chœurs massifs. Le « grand opéra » est né : fresque historique ou légendaire, cinq actes, machineries spectaculaires et sujets où l’histoire collective se mêle aux passions intimes.
Meyerbeer enchaîne les chefs-d’œuvre : Les Huguenots (1836), monument consacré aux guerres de religion, devient l’un des opéras les plus joués du siècle ; Le Prophète (1849), fresque politique autour des anabaptistes, fascine par ses chœurs grandioses ; L’Africaine (créée en 1865, après sa mort), vaste drame exotique, enflamme l’imagination du public. Pendant trois décennies, Meyerbeer règne sur la scène parisienne et sur l’Europe entière. Il est le compositeur le plus joué de son temps, acclamé à Londres, Vienne, Berlin comme à New York.
Son génie réside dans une synthèse européenne : la virtuosité italienne, la rigueur harmonique allemande, la force orchestrale française. Il juxtapose avec audace des scènes intimes et de grands tableaux choraux. Les chanteurs — Nourrit, Cornélie Falcon, Pauline Viardot — le vénèrent pour la noblesse des rôles qu’il leur offre. Les peintres (Delacroix, Degas) s’inspirent de ses scènes lyriques. Ses opéras ne sont pas seulement de la musique : ce sont des spectacles totaux, où la lumière, la danse et le décor participent à l’art.
Dans le monde des salons parisiens, Meyerbeer impressionne par sa politesse et sa discrétion. Issu d’une famille juive très aisée, il n’a pas besoin de se battre pour survivre, mais il consacre sa fortune à servir son art, dépensant sans compter pour ses mises en scène. D’un tempérament perfectionniste, il réécrit inlassablement ses partitions, corrige, ajuste, discute avec les metteurs en scène et les chanteurs. C’est un homme à la fois réservé et généreux, très attentif aux interprètes, mais jalousé pour son succès et son cosmopolitisme.
Au cœur de sa gloire surgit pourtant une ombre : Richard Wagner. Ce dernier, jeune compositeur misérable arrivé à Paris dans les années 1830, bénéficie d’abord de l’aide de Meyerbeer, qui le recommande et l’assiste financièrement. Mais Wagner, orgueilleux, supporte mal de rester dans l’ombre. Alors que son Rienzi triomphe en 1842 à Dresde, il commence à attaquer Meyerbeer, accusant son style d’être artificiel et mondain.
La jalousie se transforme en haine. En 1850, Wagner publie anonymement Das Judenthum in der Musik (« Le Judaïsme dans la musique »), pamphlet violemment antisémite. Il y accuse Meyerbeer et Mendelssohn de produire une musique inauthentique, car « juive », incapable d’atteindre l’essence spirituelle du peuple allemand. Derrière la rhétorique raciale se cache une revanche personnelle : Meyerbeer, le bienfaiteur, devient le bouc émissaire. Même après la mort de son rival, Wagner continuera à le railler, tout en lui empruntant nombre d’éléments (la grandeur chorale, l’ampleur dramatique) qui nourrissent ses propres chefs-d’œuvre.
À sa mort en 1864, Meyerbeer est au sommet de la gloire. Ses opéras dominent le répertoire international. Mais la mode change vite. La génération fin-de-siècle, éprise de wagnérisme, dédaigne le grand opéra, jugé trop mondain et spectaculaire. Peu à peu, Meyerbeer est relégué aux marges.
Le coup le plus terrible vient du XXᵉ siècle. En Allemagne nazie, ses œuvres sont interdites parce qu’il est juif. Son nom disparaît des théâtres et des manuels. Après 1945, il reste éclipsé par Wagner, dont l’ombre continue de s’étendre sur l’histoire de l’opéra. Les grandes fresques meyerbeeriennes, exigeantes en moyens scéniques, tombent dans l’oubli.
À partir des années 1970-80, musicologues et chefs d’orchestre entreprennent de réhabiliter Meyerbeer. On souligne son rôle fondateur, son influence sur Verdi et même sur Wagner. Des maisons comme le Covent Garden de Londres, la Deutsche Oper de Berlin ou l’Opéra Bastille remontent ses chefs-d’œuvre. Les Huguenots, Le Prophète, L’Africaine reprennent vie sur scène, accueillis comme des redécouvertes. Son style, longtemps jugé daté, apparaît à nouveau pour ce qu’il est : un art visionnaire, qui fit de l’opéra un spectacle total.
Giacomo Meyerbeer incarne à la fois la gloire et l’oubli. Gloire immense de son vivant, où il fut le compositeur le plus joué du monde ; oubli presque total au siècle suivant, effacé par Wagner et par l’antisémitisme. Aujourd’hui, son œuvre renaît, et l’on redécouvre en lui non pas un rival secondaire, mais un chaînon essentiel de l’histoire lyrique. Un homme qui fit dialoguer l’Italie, l’Allemagne et la France ; un juif européen devenu maître du théâtre parisien ; un créateur qui a transformé l’opéra en une fresque monumentale où musique, histoire et spectacle se confondent.
Meyerbeer n’a pas seulement inventé un genre : il a incarné l’esprit même de son siècle, un XIXᵉ siècle de passions, de révolutions et de rêves grandioses.
5 septembre 1791. Naissance de Giacomo Meyerbeer, le plus grand compositeur d’opéras du XIXe siècle avant Wagner
