19 octobre 1903. Naissance à Istanbul de Laura Margolis, la dame aux soupes de Shangaï.

Elle naquit au bord du Bosphore, à Constantinople, le 19 octobre 1903, dans une famille juive ashkénaze originaire d’Europe orientale, installée provisoirement dans l’Empire ottoman.
Son père, Herman Margolis, ingénieur agronome et pionnier sioniste, incarnait ces Juifs modernes partagés entre la fidélité à l’héritage et la foi dans le progrès ; sa mère, Cecilia Schwartz, descendait d’une lignée de médecins humanistes.
En 1908, la famille s’installa aux États-Unis, à Jewish Clevelandd (Ohio), au cœur d’une Amérique industrieuse où le travail social et la réforme morale se mêlaient aux idéaux bibliques.

Laura grandit entre le yiddish et l’anglais, entre la ferveur des mouvements sionistes et l’éthique du service.
Elle fit ses études à l’Ohio State University, obtint un diplôme en 1926, puis poursuivit à la Western Reserve University, où elle se forma au travail social.
Très vite, elle s’imposa dans les services sociaux juifs — à Cleveland, Buffalo et New York — comme une organisatrice efficace, exigeante et pleine d’une compassion méthodique : pour elle, secourir n’était pas une émotion mais une structure.

En 1939, à trente-six ans, elle fut nommée première femme envoyée de terrain du Joint Distribution Committee (JDC), la grande organisation juive américaine d’aide internationale.
Sa première mission l’envoya à Cuba, où des centaines de réfugiés juifs, fuyant l’Allemagne et l’Autriche, attendaient des visas d’entrée aux États-Unis. Elle tenta, sans succès, d’obtenir le débarquement des passagers du tristement célèbre MS St. Louis. Cet échec la marqua profondément.

« On m’avait appris à secourir les gens, pas à leur dire : il n’y a nulle part où aller. »
(Témoignage oral, USHMM)

Repartie à New York, elle demanda une mission plus utile encore : envoyez-moi là où l’on a besoin d’une main ferme. Ce fut Shanghai, en 1941.

La métropole chinoise, sous occupation japonaise, grouillait d’exilés, de trafics et d’ombres. Plus de 20 000 réfugiés juifs d’Allemagne, d’Autriche et de Pologne y survivaient dans le quartier de Hongkou, dépendants des soupes populaires du JDC.

« Quand je suis arrivée, j’ai trouvé des gens amaigris, des cuisines de fortune, une soupe d’eau chaude qu’on appelait repas. »

Laura Margolis transforma ces cuisines improvisées en un système rationnel et humain. Elle organisa des stocks, fit cuire du pain, recruta des réfugiés boulangers, médecins, couturières, transformant la charité en travail collectif.

« Ce n’était pas de la charité. C’était de la reconstruction. Chacun devait avoir quelque chose à faire : servir, nettoyer, réparer, enseigner. »

Le 8 décembre 1941, au lendemain de Pearl Harbor, tout s’effondra : les États-Unis entrèrent en guerre, les fonds du JDC furent bloqués, et Laura se retrouva seule, responsable d’une population entière sans ressources.
Elle osa se présenter aux autorités japonaises pour plaider le droit de continuer à nourrir les réfugiés. Contre toute attente, elle obtint un accord tacite.

« J’ai compris que la soupe était ma meilleure arme. Si elle continuait à bouillir, nous pouvions survivre. »

Elle mobilisa les notables séfarades et russes de Shanghai, organisa des collectes, troqua des biens contre du riz, maintenant en vie des milliers d’âmes. On la surnomma bientôt di froy fun der zup-kikhn — « la dame des soupes ».

En février 1943, elle fut arrêtée comme ressortissante américaine et internée au camp de Fukien Road.

« Je pensais sans cesse à mes cuisines. Est-ce que les marmites tournaient encore ? Est-ce qu’ils avaient assez de sel ? »

Libérée en septembre 1943 lors d’un échange de prisonniers, elle quitta Shanghai en dissimulant dans ses vêtements les carnets du JDC : listes de réfugiés, comptes, rapports. Elle avait sauvé la mémoire d’une survie.

À peine rentrée aux États-Unis, elle refusa le repos. Dès 1944, elle fut envoyée en Europe : à Lisbonne, puis en Espagne, où elle organisa des foyers pour enfants juifs passés clandestinement depuis la France.
Depuis la Suède, elle fit parvenir des secours à Theresienstadt et à Bergen-Belsen, coordonnant l’envoi de colis humanitaires dans les dernières semaines de la guerre.

En 1945, elle fut nommée représentante du JDC en Belgique, où elle aida les survivants à retrouver leurs familles, fonda des orphelinats, et facilita les départs vers la Palestine.
Le gouvernement belge la décora pour ses services.

En 1946, elle prit la tête du JDC en France — la première femme à diriger une mission nationale de cette envergure.
Son bureau parisien devint un centre nerveux de reconstruction.
Elle y supervisa la réouverture des orphelinats, la création de centres de formation professionnelle, de foyers pour vieillards et malades, et la mise en place de programmes de réinsertion pour les rescapés.

Elle dut aussi affronter la misère des camps de déplacés, l’incertitude politique, la lenteur des administrations.
Mais son sens de l’organisation et son autorité naturelle lui permirent d’imposer des méthodes claires, d’unir les associations locales et de maintenir la continuité du secours.

« Les gens voulaient des miracles. Nous n’avions que des plans, des listes et de la ténacité. »

Sous sa direction, le JDC en France devint un modèle de coordination et de transparence. Elle soutint aussi, discrètement, les filières d’immigration clandestine vers la Palestine, en lien avec les réseaux sionistes.

C’est à Paris qu’elle rencontra Marc Jarblum (1887-1972), dirigeant sioniste socialiste, ancien résistant et représentant de l’Agence juive.
Ils se marièrent en 1950 : deux êtres forgés par la même idée d’un judaïsme actif et constructeur.

En 1953, le couple s’installa en Israël, jeune État en pleine absorption de centaines de milliers d’immigrants venus d’Europe et du monde arabe.
Laura Margolis Jarblum devint directrice des services sociaux de Malben, l’organisation fondée par le JDC pour venir en aide aux immigrants âgés, malades ou handicapés.
Elle y déploya la même rigueur que jadis à Shanghai : création de foyers médicaux, coordination des soins, formation du personnel.

À partir de 1955, elle travailla pour l’Agence juive, chargée de l’intégration des nouveaux venus dans les villes de développement. Là encore, elle fit ce qu’elle savait le mieux : transformer la compassion en méthode, l’urgence en programme.
En 1958, elle revint à Malben comme directrice des projets spéciaux, consacrant la dernière partie de sa carrière aux enfants et adultes handicapés, un domaine encore peu reconnu à l’époque.

« Nous devions inventer un État social, sans le savoir. »

Jusqu’à sa retraite, en 1974, elle resta fidèle à cette mission d’organisation et de présence. Son mari, Marc Jarblum, mourut en 1972 ; elle rentra peu après aux États-Unis, à Brookline (Massachusetts), où elle vécut ses dernières années entourée de sa famille et de ses anciens collègues.
Elle s’éteignit le 9 septembre 1997, à l’âge de quatre-vingt-treize ans.

Laura Margolis Jarblum fut l’une des grandes architectes du secours juif moderne :
– première femme déléguée internationale du JDC ;
– héroïne discrète de Shanghai, où elle sauva des milliers de réfugiés ;
– bâtisseuse des services sociaux juifs en France et en Israël.

Elle laissa derrière elle un modèle d’action — mêlant courage, méthode et tendresse.
Au siège du JDC à New York, une plaque porte son nom.
Et dans la mémoire des survivants de Hongkou, des enfants de Paris et des pionniers des villes israéliennes, elle demeure celle qui, face à la faim, aux ruines ou à la pauvreté, savait qu’organiser le secours, c’était encore croire au monde.

« Ce que j’ai appris, disait-elle, c’est qu’on peut tout perdre, sauf la capacité d’aider. Tant qu’on peut servir un bol de soupe, il reste un avenir. »