17 octobre 1892. Décès de Dovid Edelstadt — le chantre éphémère de l’idéal d’émancipation des travailleurs juifs.

Il n’a vécu que vingt-six ans, et pourtant son nom demeure parmi ceux des premiers poètes du yiddish moderne, dans cette Amérique industrieuse où les tailleurs, les cordonniers et les relieurs apprenaient à rêver en une langue d’exil et de lutte.
Dovid Edelstadtדוד עדעלשטאַט — fut de ces voix qui transforment la misère en parole fraternelle, la pauvreté en conscience, et la langue des mères en drapeau d’espérance.
Il naquit le 9 mai 1866 à Kalouga, une ville russe sans horizon juif, où son père, Moïshe Edelstadt, ancien cantoniste de l’armée tsariste, avait fini son service après vingt-cinq ans d’enrôlement forcé.
L’enfant grandit dans cette Russie double, où les Juifs vivaient au seuil de la tolérance et du bannissement, instruits en russe mais nourris de murmures bibliques. Très jeune, Dovid ressentit cette tension : l’injustice faite aux siens et la promesse de la liberté humaine.
À quatorze ans, il part pour Kiev, travaille dans une cordonnerie. C’est l’époque des pogroms de 1881 : les cris, les bris de vitres et les flammes marquent à jamais l’adolescent. Il en gardera une brûlure : la certitude que la fraternité ne peut naître que de la révolte contre toutes les oppressions.
À seize ans, il quitte la Russie et traverse les mers. On l’aperçoit à Londres, puis sur un navire pour New York ; il s’établit enfin à Cincinnati, dans l’Ohio. Il n’y trouve pas la liberté, mais la sueur et la faim. Les ateliers de couture où il coud des boutonnières sont étouffants ; la « terre promise » a l’odeur de l’huile et du tissu brûlé.
Pourtant, c’est là qu’il découvre l’autre Amérique : celle des meetings ouvriers, des journaux socialistes et anarchistes, des chants de solidarité. Il lit Kropotkine, Bakounine, Emma Goldman, et se joint bientôt aux premiers cercles anarchistes juifs : Pionire der Frayhayt, « Les pionniers de la liberté ».
Le yiddish, langue méprisée du ghetto, devient sa tribune, son instrument d’émancipation.
En 1891, à New York, il devient rédacteur du journal Fraye Arbeter Shtime (« La voix du travailleur libre »), organe anarchiste des ouvriers yiddishophones. Mais sa santé fragile le contraint vite à démissionner. La tuberculose le ronge.
Pourtant, de sa chambre sombre de l’East Side, il continue d’écrire pour le journal, d’envoyer ses poèmes et ses appels à la justice.
L’un de ses textes les plus connus, « Vakht oyf ! » (Réveillez-vous !) fut chanté dans d’innombrables réunions syndicales :
וואַכט אויף, איר אַרבעטער־פֿרײַנד,
און שטעלט זיך צוזאַמען,
פֿאַר די פרײַהייט און דאָס רעכט,
פֿאַר אונדזערע דאַמען !
Vakht oyf, ir arbeter-fraynd,
un shtelt zikh tsuzamen,
far di frayhayt un dos rekht,
far undzere damen !
Réveillez-vous, amis travailleurs,
et unissez-vous ensemble,
pour la liberté et pour le droit,
pour nos compagnes aussi !
Ce cri fraternel, simple et ardent, fit d’Edelstadt la voix d’un peuple d’ouvriers sans patrie. Il ne prêchait ni la haine ni la vengeance, mais une révolution de tendresse : l’amour de l’homme libre contre toutes les tyrannies.
La maladie l’oblige à chercher un air plus sec. Il s’installe à Denver, Colorado, dans un sanatorium improvisé pour tuberculeux. Là, entre les montagnes et les vents du désert, il écrit ses derniers vers, qu’il appelle « Mayn Tsavoe » (Mon testament). Le ton n’est pas celui du désespoir, mais d’une résignation lumineuse :
ווען איך וועל שטאַרבן, פֿרײַהייט־ליבע,
געדענקט מיך, מײַנע חבֿרים …
אין יעדן שלאַפֿריקן נאַכט,
איך וועל קומען אין אײַערע טרוימען.
Ven ikh vel shtarbn, frayhayt-libe,
gedenkt mikh, mayne khaveyrim …
in yedn shlafrikn nakht,
ikh vel kumen in ayere troymen.
Quand je mourrai, ô liberté aimée,
souvenez-vous de moi, mes camarades …
Chaque nuit de sommeil,
je viendrai hanter vos rêves.
C’est un adieu à la fois intime et collectif : Edelstadt se veut survivant dans la mémoire des luttes, une ombre fraternelle parmi ceux qui peinent encore.
Il meurt le 17 octobre 1892, à vingt-six ans, dans la pauvreté mais entouré d’amitié. Ses camarades de la Fraye Arbeter Shtime organisent une collecte pour transporter son corps ; il repose au cimetière juif de Golden Hill, près de Denver.
Sur sa tombe, on grava un vers de lui :
מיר וועלן לעבן און ליבן
אין אַ נײַעם פֿרײַען וועלט.
Mir veln lebn un libn
in a nayem frayen velt.
Nous vivrons et aimerons
dans un monde nouveau et libre.
Sa mort, si précoce, fit de lui une légende du mouvement ouvrier juif. Ses poèmes furent publiés à New York, puis à Londres (1910), à Moscou (1935). Les cercles Edelstadt fleurirent dans les communautés juives anarchistes de New York, Chicago, Varsovie, Buenos Aires.
On y chantait ses vers comme des prières laïques ; les mères les apprenaient à leurs enfants comme d’autres apprennent les psaumes.
Un autre poème, « In Kamf » (Dans la lutte), résume toute sa foi :
אין קעמף פֿאַר גערעכטיקייט און פֿרײַהייט,
איך וויל מײַן בלוט פֿאַרגיסן,
און ווען איך פֿאַל, מײַנע ברידער,
גייט ווײַטער, גייט אָן מיך פֿאַרמיסן !
In kemf far gerekhtikayt un frayhayt,
ikh vil mayn blut fargisn,
un ven ikh fal, mayne brider,
geyt vayter, geyt on mikh farmisn !
Dans le combat pour la justice et la liberté,
je veux verser mon sang ;
et si je tombe, mes frères,
continuez — ne pleurez pas sur moi !
Il ne laissa ni fortune, ni maison, ni descendance ; mais il laissa, dans le cœur des tailleurs et des relieurs du Lower East Side, la conviction que la poésie peut être un marteau de lumière.
Dovid Edelstadt appartient à cette constellation des sweatshop poets, ces poètes des ateliers juifs qui transformèrent la langue du ghetto en langue de combat.
Chez lui, la douceur n’exclut jamais la flamme : il ne hait pas, il exhorte. Sa liberté est compassionnelle, et sa foi en l’homme d’autant plus tenace qu’il n’eut que la mort pour horizon.
Aujourd’hui encore, ses poèmes figurent dans les anthologies yiddish, ses chants sont repris dans les cercles de musique ouvrière. Et l’on entend, derrière ses mots, la respiration courte d’un poète tuberculeux, penché sur une table d’atelier, forgeant dans l’air épais un alphabet d’espoir.
De façon remarquable, le poème « וואַכט אויף » (Vakht oyf / « Réveillez-vous »), est devenu une chanson célèbre du mouvement ouvrier yiddish à la fin du XIXᵉ siècle. C’est le seul poème d’Edelstadt qui ait véritablement traversé les générations en musique, au point d’être chanté dans les réunions anarchistes, les syndicats juifs, et plus tard dans les chorales socialistes d’Amérique et d’Europe de l’Est.
La musique, anonyme, fut probablement composée collectivement dans les milieux ouvriers new-yorkais, puis adaptée par divers groupes (notamment à partir des années 1890–1900).
« Vakht oyf » est une marche d’éveil, un appel à la conscience et à l’action collective.
Les ouvriers juifs l’entonnaient lors des grèves et des manifestations — notamment lors des grandes grèves de tailleurs à New York et Chicago au tournant du siècle.
Elle fut traduite et chantée aussi en anglais et en russe dans les milieux libertaires.
Dès les années 1910, la chanson apparaît dans les recueils du Jewish Workers’ Songbook, édités par l’Arbeter Ring (Workmen’s Circle).
Dans les années 1930, elle est chantée dans les chorales socialistes du Bund et du Frayhayt Gezelshaft.
Après la guerre, elle est reprise dans les festivals yiddish et les disques militants de Ben Zimet, Chava Alberstein et Theodore Bikel.
Une version chorale célèbre figure dans le recueil Lider fun der Arbeter-Bavegung (Moscou, 1935).
Plus récemment, le groupe The Klezmatics et des ensembles de chant yiddish américains (The Jewish People’s Philharmonic Chorus) l’ont réarrangée avec accompagnement klezmer et percussions.
« Vakht oyf » a survécu parce qu’il n’appartient à aucun parti ni à aucune idéologie figée. C’est une chanson d’éveil, de dignité humaine, de solidarité universelle.
Elle a été entendue dans les rues du Lower East Side comme dans celles de Varsovie ou de Buenos Aires : partout où des ouvriers juifs luttaient pour un peu de lumière.
En voici le texte intégral en yiddish et traduction française.
וואַכט אויף, איר אַרבעטער־פֿרײַנד,
Vakht oyf, ir arbeter-fraynd,
Réveillez-vous, amis travailleurs,
שטעלט זיך צוזאַמען, שטעלט זיך צוזאַמען !
Shtelt zikh tsuzamen, shtelt zikh tsuzamen !
Unissez-vous, unissez-vous !
פֿאַר די פרײַהייט און פֿאַר דאָס רעכט,
Far di frayhayt un far dos rekht,
Pour la liberté et pour le droit,
גייט קעמפֿן מיט פֿײַער און פֿלאַמען !
Geyt kemfn mit fayer un flamen !
Luttez avec le feu et la flamme !
דער טיראַן איז אײַער שׂונא,
Der tiran iz ay­er soyne,
Le tyran est votre ennemi,
ער מאַכט פֿון אײַך קיניגלעך קנעכט !
Er makht fun aykh kiniglekh knekhṭ !
Il vous réduit, rois de la terre, en esclaves !
וואַכט אויף, איר אַרבעטער־פֿרײַנד,
Vakht oyf, ir arbeter-fraynd,
Réveillez-vous, amis travailleurs,
די וועלט דאַרף ווערן נײַ געמאַכט !
Di velt darf vern nay gemakht !
Le monde doit être refait à neuf !
איר האָט דעם שׂׂכר פֿון אײַער אַרבעט,
Ir hot dem skhar fun ay­er arbet,
Vous avez le fruit de votre labeur,
און ס’נעמען אײַך אויס דאָס געלד !
Un s’nemen aykh oys dos geld !
Et on vous vole votre argent !
דער רײַכער לאַכט, איר זײַט פאַרטרײַבט,
Der raykher lakht, ir zayt fartraybt,
Le riche rit, vous êtes chassés,
ער האָט אויף אײַער בלוט געבעלט.
Er hot af ay­er blut gebelt.
Il a gaspillé votre sang.
וואַכט אויף, איר אַרבעטער־פֿרײַנד,
Vakht oyf, ir arbeter-fraynd,
Réveillez-vous, amis travailleurs,
שטעלט זיך צוזאַמען, שטעלט זיך צוזאַמען !
Shtelt zikh tsuzamen, shtelt zikh tsuzamen !
Unissez-vous, unissez-vous !
פֿאַר די פרײַהייט און פֿאַר דאָס רעכט,
Far di frayhayt un far dos rekht,
Pour la liberté et pour le droit,
גייט קעמפֿן מיט פֿײַער און פֿלאַמען !
Geyt kemfn mit fayer un flamen !
Luttez avec le feu et la flamme !