13 octobre 1843 — Les enfants de l’Alliance : naissance du B’nai B’rith.

Dans le quartier du Lower East Side, encore pauvre et boueux, un petit café de la rue Essex s’emplit ce soir-là de voix venues d’Europe. Douze hommes se retrouvent autour d’une table, à la lumière vacillante d’un chandelier. Ils ont entre trente et quarante ans. La plupart sont tailleurs, horlogers, colporteurs. Tous ont fui les étouffantes principautés d’Allemagne ou de Bohême, cherchant en Amérique un monde neuf où l’on puisse être à la fois juif et libre.
Ils s’appellent Henry Jones, Isaac Rosenbourg, Solomon Bush, William Renau, Reuben Rodacher, Benjamin Seixas, Aaron Sinsheimer, Henry Marks, Samuel Myers, William Renau Jr., Morris Levy et Jacob Trier.
Aucun n’est rabbin. Aucun n’a de fortune. Mais chacun porte dans la mémoire le souvenir d’un judaïsme de village, de shabbats partagés, de pauvreté et de fidélité.
Ils se sentent exilés dans l’exil — étrangers parmi les immigrés, dispersés dans une société où l’on ne les persécute plus, mais où l’on ne les connaît pas.
Autour d’un verre de bière, ils décident de fonder une confrérie. Ils la nomment B’nai B’rith — Les Enfants de l’Alliance.
Non pas une synagogue, ni un parti, mais une fraternité juive universelle, faite pour ce monde nouveau où l’on ne vit plus sous la loi des rois, mais sous celle de la citoyenneté.
Leur idée est simple et audacieuse : faire revivre, dans l’Amérique des immigrants, l’esprit de solidarité qui unissait jadis les communautés juives d’Europe.
Le modèle qui les inspire n’est plus celui du shtetl, mais celui des loges maçonniques alors en vogue : un rituel, un serment, des signes de reconnaissance. Mais à la place des symboles hermétiques, ils placent la Menorah à sept branches, et dans leurs statuts, trois mots : Bienfaisance, Fraternité, Harmonie.
Leur serment est moral, non religieux :
« Aider les veuves et les orphelins, instruire les enfants, venir en aide aux malades, soutenir les nouveaux venus. »
Ce judaïsme sans Temple mais avec des frères est une invention nouvelle.
Leur alliance n’est plus seulement verticale, entre Dieu et Abraham, mais horizontale, entre Juifs dispersés.
L’Amérique, pays du contrat et de la liberté, devient le laboratoire d’un judaïsme civique.
Là où l’Europe les enfermait, ils choisissent de se relier.
Les douze signataires du 13 octobre 1843 étaient tous des hommes ordinaires, venus d’horizons modestes.
Henry Jones, tailleur hambourgeois, fut élu président de la loge : un homme à la fois pragmatique et visionnaire, convaincu que les Juifs de la nouvelle terre ne devaient pas s’assimiler jusqu’à l’oubli.
Autour de lui : Isaac Rosenbourg, horloger, auteur des statuts ; Solomon Bush, né à Cassel, qui rédigea les textes de serment ; William Renau, tailleur et premier trésorier ; Reuben Rodacher, joaillier ; Henry Marks, marchand ambulant ; Samuel Myers, ouvrier du textile ; William Renau Jr., membre du comité de bienfaisance ; Benjamin Seixas, issu d’une ancienne famille séfarade de New York ; Aaron Sinsheimer, propriétaire du café où naquit la fraternité ; Morris Levy, cordonnier ; et Jacob Trier, commis de commerce.
Tous parlaient yiddish et allemand, quelques mots d’anglais.
Ils avaient quitté des provinces aux frontières mouvantes — Hesse, Silésie, Bohême, Hambourg — et cherchaient ici un lieu où l’on pût être juif sans crainte ni honte.
Leur diversité d’origine, de langue et de culture fut leur première victoire : car dès la naissance, le B’nai B’rith unissait les deux branches du judaïsme diasporique, séfarade et ashkénaze, érudit et artisanal, religieux et laïque.
Ce fut une fraternité née de la dispersion, où chaque métier, chaque accent devenait un fil dans la trame de l’Alliance.
En dix ans, la loge new-yorkaise essaime.
Des sections s’ouvrent à Baltimore, Cincinnati, Chicago, puis à San Francisco.
En 1855, la Supreme Lodge — organe international — est créée.
Dès 1865, le B’nai B’rith envoie son premier don à Jérusalem : la fondation d’un hôpital juif, futur Shaare Zedek.
Ce geste, minuscule à l’échelle du monde, est prophétique : la solidarité juive devient transnationale, sans État mais avec un cœur commun.
Les loges européennes, à Berlin, Bucarest, Vienne, Budapest, se multiplient à leur tour.
Elles soutiennent des bibliothèques, des orphelinats, des écoles, des cercles d’étude hébraïque.
En Roumanie, où les Juifs n’ont pas encore la citoyenneté, le B’nai B’rith devient le premier mouvement juif légalement reconnu.
En Autriche, la loge Maimonides réunit médecins et intellectuels, parmi lesquels des proches de Freud et Schnitzler.
Peu à peu, une République juive invisible se dessine — sans armée, sans drapeau, mais unie par la philanthropie et l’esprit de justice.
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Le 20 avril 1913, à Atlanta, un ingénieur juif, Leo Frank, directeur d’une fabrique de crayons, est arrêté pour le meurtre d’une jeune employée.
C’est un membre respecté du B’nai B’rith, élu président de sa loge locale quelques semaines plus tôt.
Son procès devient un drame national : jurés terrorisés, presse populiste, rumeurs de conspiration « juive ».
Frank est condamné à mort malgré l’absence de preuves.
Les loges du B’nai B’rith se mobilisent : avocats, intellectuels, pasteurs se joignent à la campagne de défense.
Des pétitions affluent. Le gouverneur John Slaton, ému par l’injustice, commue la peine en prison à vie.
Mais la nuit du 16 août 1915, une foule masquée pénètre dans la prison, arrache Leo Frank à sa cellule et le pend à un chêne près de Marietta.
Les lyncheurs se prennent en photo devant son cadavre.
L’Amérique découvre, avec horreur, qu’elle aussi connaît ses pogroms.
Là où les Juifs d’Europe tombaient sous les bottes, ceux d’Amérique tombent sous la corde — au nom d’un préjugé.
De ce crime naissent deux forces contraires : d’un côté, la refondation du Ku Klux Klan, glorifiant le lynchage ;
de l’autre, la création, sous l’égide du B’nai B’rith, d’une organisation nouvelle : la Anti-Defamation League (ADL).
Sa mission est claire :
« Stopper la diffamation du peuple juif et assurer la justice et le traitement équitable pour tous. »
Le B’nai B’rith, né de la bienfaisance, devient gardien de la dignité.
Leo Frank, mort sans cri, devient le premier martyr civique du judaïsme américain.
Sa mort scelle le passage d’une charité fraternelle à une conscience politique.
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Après la Shoah, la fraternité se relève.
Les loges d’Europe sont détruites ; beaucoup de leurs membres ont péri à Auschwitz, Lodz ou Varsovie.
Mais dès 1945, les survivants de Paris et de Bruxelles rallument la Menorah.
Le B’nai B’rith organise des secours, aide à l’émigration vers la Palestine, puis soutient la jeune République d’Israël.
Dans les années 1950, il obtient un statut consultatif à l’ONU, représentant la voix du judaïsme mondial face à l’antisémitisme d’État et au négationnisme naissant.
À Paris, ses loges deviennent des lieux de dialogue entre Juifs français, survivants d’Europe de l’Est et intellectuels israéliens.
Ce judaïsme civique, à la fois religieux et laïque, réunit la Loi et la bienfaisance, la mémoire et la justice.
Il ne cherche pas à convertir, mais à réparer.
Chaque école juive, chaque orphelinat, chaque comité de lutte contre la haine en porte la trace.
De Leo Frank aux débats contemporains sur la mémoire et la justice, le B’nai B’rith reste l’expression d’un judaïsme mûr, conscient de sa mission universelle, et pourtant fidèle à sa particularité.
Cent quatre-vingts ans après la nuit fondatrice du Sinsheimer Café, les loges subsistent, modestes parfois, vieillies souvent.
Mais derrière chaque réunion, chaque chandelle allumée, plane encore l’esprit du 13 octobre 1843 : celui d’hommes humbles qui décidèrent que l’Alliance pouvait renaître dans le monde nouveau, non comme un serment du ciel, mais comme une fraternité d’hommes.