Il s’appelait Hymie Simon, né le 11 octobre 1913 à Rochester, dans l’État de New York.
Son père, Harry, tailleur juif originaire de Leeds, travaillait sans relâche dans une petite échoppe attenante à leur maison. Sa mère, Rose Kurland, fille d’immigrés de Pologne, gardait le foyer et son accent du vieux monde.
La pauvreté était familière, mais pas humiliante : elle servait de carburant. Le petit Hymie, trop timide et trop rêveur, passait ses journées à dessiner dans les marges des journaux usés que son père rapportait du travail.
“We had nothing — but we had paper, pencils, and stories,” se souvenait-il dans The Comic Book Makers (1990).
C’est sa mère qui, la première, commença à l’appeler Joe. Elle trouvait “Hymie” trop juif, trop visible dans une Amérique encore pleine de préjugés. Ce glissement de prénom allait symboliser tout son parcours : la lente translation d’un héritier d’immigrés vers l’invention d’un mythe national.
À la Benjamin Franklin High School, Simon dirige le journal de l’école. Son trait est sûr, expressif, et déjà narratif : il sait faire tenir une émotion dans un regard. Après le lycée, il entre au Rochester Journal-American, puis au Syracuse Herald, où il apprend le rythme industriel du dessin de presse.
Mais la presse décline. Comme beaucoup d’artistes issus de familles modestes, il tente sa chance à New York, la ville-monde des années 1930.
Là, dans les ateliers mal ventilés de la 23ᵉ rue, se forme une constellation : des jeunes hommes juifs, souvent fils de tailleurs ou d’épicier, qui créent pour survivre. Jerry Siegel et Joe Shuster ont déjà inventé Superman ; Will Eisner travaille sur The Spirit ; bientôt, Simon croisera un autre fils d’immigrés, Jack Kirby, né Jacob Kurtzberg, du Lower East Side.
L’historien Gerard Jones a résumé ce phénomène dans Men of Tomorrow :
“These sons of Jewish immigrants built a new American mythology because they couldn’t find themselves in the old one.”
Joe Simon rencontre Kirby en 1940. Le coup de foudre est immédiat : deux survivants des marges, deux autodidactes, deux fils d’aiguilles et de faim.
Simon écrit ; Kirby dessine ; les deux inventent un langage. Ensemble, ils produisent à une vitesse vertigineuse, livrant des planches à des éditeurs qui paient mal mais publient tout.
C’est dans ce bouillonnement que naît Captain America. Le premier numéro, daté de mars 1941, paraît quelques mois avant l’entrée en guerre des États-Unis. Sur la couverture, le héros en uniforme étoilé frappe Hitler en plein visage.
“It was our way of fighting back,” dira Simon dans une interview à The Comics Journal.
“We couldn’t fight in Europe, but we could hit him in print.”
Le succès est immédiat : près d’un million d’exemplaires vendus.
Mais aussi les menaces : le bureau de Timely Comics reçoit des appels haineux. Des militants pro-nazis protestent. La police new-yorkaise poste des gardes à l’entrée. Simon, d’ordinaire discret, est fier.
“We knew exactly what we were doing,” écrit-il dans ses mémoires.
“Captain America was the American dream seen through Jewish eyes — the dream of standing up to the bully.”
L’historien Sean Howe, dans Marvel Comics: The Untold Story, note :
“For Simon and Kirby, Captain America was more than propaganda. It was reclamation — a declaration that Jewish immigrants could define American heroism itself.”
Simon devient rapidement le premier rédacteur en chef de Timely Comics (future Marvel). Il structure les équipes, embauche des artistes, impose une rigueur d’artisan plus que d’auteur.
Son duo avec Kirby multiplie les succès : The Boy Commandos, Newsboy Legion, Manhunter, Sandman… Des récits de fraternité, de loyauté, de courage collectif — les valeurs d’une génération d’immigrés cherchant leur place.
Après la guerre, le marché change. Les super-héros s’essoufflent. Simon et Kirby inventent autre chose : la romance.
Leur série Young Romance (1947) ouvre un nouveau genre : celui des amours populaires, des passions d’usine et de banlieue.
“It was the Jewish answer to Hollywood,” écrit Arie Kaplan dans From Krakow to Krypton: Jews and Comic Books.
“Instead of escaping to myth, Simon and Kirby brought emotion down to earth — to real people.”
Les années 1950 marquent la fin de l’âge d’or. La censure de la Comics Code Authority étouffe la créativité. Simon et Kirby se séparent, épuisés par la pression.
Joe rebondit : il fonde la revue Sick (1960), une réponse new-yorkaise et ironique à Mad Magazine. Il s’y amuse à tourner en dérision la société de consommation et la guerre froide.
Le rire, chez lui, a toujours quelque chose de défensif — un humour juif typique, mélange de mélancolie et de lucidité.
Dans les années 1960, il crée pour DC Brother Power the Geek, un mannequin animé plongé dans la culture hippie. Échec commercial, mais œuvre curieuse, pleine de compassion pour les marginaux.
“Joe Simon était un homme d’une autre époque, mais il avait gardé cette empathie pour les outsiders,” écrivait Roy Thomas en 2012.
“C’est ce qui le rendait profondément humain — et profondément juif, au sens moral du terme.”
Joe Simon épouse Harriet Feldman, secrétaire chez Harvey Comics. Ensemble, ils auront cinq enfants.
À la maison, il raconte ses souvenirs de la guerre, de Kirby, des jours de famine. Son fils Jim Simon deviendra à son tour dessinateur et co-signera avec lui The Comic Book Makers, véritable testament familial.
Joe ne fut jamais pratiquant, mais il resta conscient de son identité.
“We were Jewish kids making American heroes,” dit-il un jour à un journaliste.
“Maybe that’s what America really is — everybody trying to be bigger than their past.”
Dans ses dernières années, il peignait encore, refaisant à la main ses vieilles couvertures de Captain America, comme pour conjurer le temps.
Joe Simon meurt à New York le 14 décembre 2011, à 98 ans. Il repose au Long Island National Cemetery, aux côtés de sa femme.
Marvel lui rend hommage dans Avenging Spider-Man #5 ; des générations de dessinateurs saluent “le dernier géant de l’âge d’or”.
Sa postérité est double.
D’un côté, il laisse des personnages immortels : Captain America, The Sandman, The Fly.
De l’autre, il incarne cette génération d’artistes juifs américains qui, sans dogme ni drapeau, ont dessiné les contours d’un patriotisme inclusif.
“Joe Simon n’a pas seulement créé un super-héros,” écrit Sean Howe.
“Il a redéfini ce que signifiait être Américain — pour ceux qui, comme lui, étaient nés à la marge.”
Ainsi se referme l’histoire d’un homme discret, qui transforma ses crayons en manifeste.
Dans la lumière tremblée de son atelier de Long Island, on imagine encore Joe Simon, silhouette frêle et regard rieur, traçant la ligne d’un drapeau étoilé — non comme symbole de puissance, mais comme promesse : celle qu’un fils d’immigrés, armé de papier et d’encre, pouvait lui aussi écrire l’Amérique.
