9 octobre 1881. Naissance à Landsberg an der Warthe (alors en Prusse, aujourd’hui Gorzów Wielkopolski en Pologne),de Viktor Klemperer, patriote des mots.

Il naquit au cœur de l’automne 1881, dans une petite ville de Prusse orientale nommée Landsberg an der Warthe. Ce n’était pas encore la Pologne, ni vraiment l’Allemagne, mais déjà une frontière, un seuil. Le père, Wilhelm Klemperer, était rabbin libéral : il croyait à un judaïsme éclairé, à la conciliation de la foi et de la raison. Sa maison bruissait de débats sur Spinoza, Kant, Goethe. Le jeune Viktor grandissait dans une atmosphère d’étude, de rigueur morale et de culture.
Dans cette fratrie de treize enfants, plusieurs s’illustreraient, dont Georg, le médecin. Otto, le futur chef d’orchestre, son cousin, fut un des plus grands. Viktor, lui, choisit la langue — non comme un instrument, mais comme une demeure. La langue allemande, d’abord : claire, précise, « architecturale », disait-il. Puis la langue française, celle des Lumières, qu’il ira étudier à Munich, Genève, Paris. Il s’enivre de Montesquieu, Diderot, Voltaire : il y trouve la clarté, la logique, la distance critique qu’il voudra toujours préserver contre les passions collectives.
En 1905, il soutient sa thèse sur Montesquieu. Deux ans plus tard, il épouse Eva Schlemmer, pianiste protestante. Leur union est fondée sur une entente profonde : elle lui apporte la douceur et la musique, lui l’ordre et la pensée.
En 1912, il se convertit au protestantisme. Non par foi, mais par culture.
Il s’en expliquera plus tard sans détour : il n’a jamais cru aux dogmes chrétiens — il admirait Luther pour sa langue et voyait dans le protestantisme la forme la plus accomplie de la culture allemande.
« Ce n’est pas le Christ qui m’attire, mais Luther comme figure morale de la langue allemande. »
C’était, pour lui, un geste d’intégration, presque philologique : il croyait à la fusion du judaïsme éclairé et de l’esprit allemand. La tragédie du siècle fut de démentir cette confiance.
En 1920, après des années de travail, Klemperer devient professeur de philologie romane à l’Université de Dresde. Il y enseigne la littérature française du XVIIIᵉ siècle avec passion : Montesquieu, Voltaire, la grammaire des idées.
Il se veut Allemand avant tout. Patriotique, rationaliste, il a servi volontairement pendant la guerre de 1914, persuadé de défendre la civilisation. Ses lettres d’alors révèlent un homme qui croit à la mission morale de l’Allemagne : un pays de poètes, de savants et de pensée.
La République de Weimar le trouve fidèle à ses livres, mais inquiet de la dégradation des mœurs politiques.
Les années 1920 sont pour lui une période d’activité intense : conférences, études sur Diderot, sur la langue de la raison. Mais aussi d’inquiétude sourde.
Il voit la politique se transformer en théâtre. Les discours publics lui paraissent vides, criards, saturés de slogans.
« La langue s’est mise à crier avant de se mettre à tuer », notera-t-il plus tard.
Il n’est pas militant : il méprise les extrêmes, se tient à distance. Le chaos de Weimar le rebute, tout comme la vulgarité montante du nationalisme. Mais il ne croit pas que cela puisse durer : un pays de Goethe, pense-t-il, saura guérir de ses démons. Il se trompait.
1933 : Hitler arrive au pouvoir. En quelques semaines, Klemperer perd tout.
Sa chaire, son revenu, son statut d’universitaire. L’homme qui s’était voulu plus allemand que juif devient l’ennemi intérieur.
« Ce n’est pas ma foi qui compte, mais le sang que d’autres prétendent lire dans mes veines », écrit-il.
La conversion de 1912, qui devait abolir la frontière, se retourne en dérision tragique : elle ne pèse rien face à la biologie raciale. « J’ai renoncé à mon judaïsme, mais lui n’a jamais renoncé à moi », note-t-il avec amertume.
Il est relégué à Dresde, avec Eva, dans une maison pour Juifs. Elle, « aryenne », devient sa seule protection : leur mariage mixte les sauvera — temporairement.
La société entière se déforme : les amis s’éloignent, les voisins ferment les yeux, les mots se corrompent.
Klemperer décide d’écrire, clandestinement. Ses journaux deviennent le contrepoint de la propagande, le miroir secret du Troisième Reich.
« J’écris pour ne pas perdre la raison. J’écris pour témoigner, si quelqu’un un jour veut savoir. »
Ce n’est plus le philologue de Dresde, mais un scribe de l’abîme. Il note les changements dans le vocabulaire, les détournements du sens.
Chaque mot devient suspect. Le régime ne tue pas seulement les corps, mais aussi les nuances.
Ainsi naît, au cœur même de la nuit, le concept de la LTI – Lingua Tertii Imperii, la « langue du Troisième Reich » : un langage qui ne décrit plus le monde, mais le remplace.
« Les mots sont comme des doses d’arsenic : on les avale sans s’en apercevoir, et l’effet se fait sentir plus tard. »
Le 13 février 1945, Dresde est détruite par le feu. Dans le vacarme du bombardement, Klemperer et Eva arrachent leur étoile jaune et fuient.
C’est la fin du Reich, mais aussi la fin d’un monde. Lorsqu’ils reviennent, la ville n’est plus qu’un squelette.
Klemperer retrouve ses carnets miraculeusement sauvés. Il n’a plus rien — sauf sa mémoire et sa langue.
En 1945, l’Allemagne orientale renaît sous le drapeau rouge. Klemperer, que les Soviétiques présentent comme un symbole du survivant intellectuel, est réintégré à l’Université de Dresde. Il adhère au Parti communiste (SED), sincèrement convaincu que la RDA pourra être l’« Allemagne morale » : celle qui a rompu avec le fascisme.
Il écrit sur Diderot, sur Montesquieu, sur la raison universelle. Mais déjà, il perçoit une nouvelle rigidité du discours. Les slogans changent de couleur, non de structure.
« Ce n’est pas la même terreur, mais le même parfum de contrainte dans la langue », confie-t-il dans ses notes.
L’ancien philologue du nazisme observe à présent la langue du socialisme, et y décèle les mêmes menaces : les superlatifs idéologiques, le culte des formules, la disparition du doute.
Il ne rompra jamais publiquement avec la RDA — il se tait, par prudence, et par fidélité à l’idée antifasciste. Mais son silence devient résistance : il veille sur les mots.
« Chaque régime totalitaire déforme d’abord la syntaxe. »
En 1947 paraît LTI – Lingua Tertii Imperii, le livre qu’il portait depuis les années sombres.
C’est une autopsie du langage du mal, mais aussi une défense passionnée de la raison. Il y démontre comment l’abus des mots prépare l’abus des hommes.
Dire « fanatique » devient une vertu, dire « peuple » efface l’individu, et les superlatifs remplacent la pensée.
Ce livre, écrit par un philologue rescapé, est un acte de libération : il tente de redonner à la langue sa clarté morale.
« Ce n’est pas seulement l’homme qu’il faut libérer, c’est aussi la parole. »
Eva meurt en 1951 — perte qui le laisse brisé. Plus tard, il se remarie avec une ancienne étudiante, Hadwig Kirchner, attentive et dévouée. Il continue d’écrire, de classer ses carnets, de relire le siècle à travers les mots.
Dans ses dernières notes, on trouve cette phrase, la plus simple et la plus belle :
« Ma patrie, c’est la langue allemande. Même souillée, elle reste le seul lieu où je puisse habiter. »
Viktor Klemperer meurt à Dresde, le 11 février 1960, presque quinze ans jour pour jour après y avoir échappé aux flammes.
Son journal, publiés après la réunification sous le titre Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten — « Je veux témoigner jusqu’au dernier » — révèlent un homme d’une probité rare, qui n’a cessé de croire que la vérité se tient dans le langage.
Klemperer ne fut ni prophète ni militant : il fut le veilleur de la parole, celui qui montra que la barbarie commence dans la bouche de ceux qui ne doutent plus.
Et dans le silence de ses carnets, on entend encore cette phrase qui pourrait résumer tout un siècle :
« Quand les mots deviennent suspects, c’est qu’on a commencé à tuer les choses. »
Longtemps, son nom resta discret.
Dans la RDA, on le citait à peine — universitaire méritant, survivant convenable, mais sans éclat. Son journal dormait dans des tiroirs, sous la garde vigilante de sa seconde épouse, Hadwig. L’Allemagne d’après-guerre, séparée en deux blocs, n’était pas prête à écouter un témoin qui dérangeait à la fois les anciens nazis de l’Ouest et les nouveaux dogmes de l’Est.
Puis vint la réunification, et avec elle une faim nouvelle de vérité intime.
En 1995, parurent enfin son journal du Troisième Reich, sous le titre Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten — Je veux témoigner jusqu’au dernier.
Le public allemand fut bouleversé : on y découvrit, non un savant sec, mais un homme de chair et de doute, observant au jour le jour la dégradation morale d’une société cultivée.
Klemperer n’était pas un héros, et c’est précisément ce qui fit sa force : il était l’homme ordinaire pris dans l’histoire, celui qui voit, qui souffre, et qui écrit. Ses notes, rédigées sans espoir d’être lues, devinrent soudain l’une des consciences majeures du XXᵉ siècle.
Depuis cette publication, Klemperer est lu dans les écoles, cité dans les journaux, étudié dans les universités.
Son LTI – La langue du Troisième Reich a retrouvé une actualité brûlante : il y montre que la tyrannie commence toujours par la perversion des mots.
Ses analyses rejoignent, à leur manière, celles d’Orwell dans 1984 ou d’Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme. Mais sa méthode est différente : là où Orwell construit une fable politique, Klemperer offre une autopsie philologique du réel.
Et là où Arendt dissèque les mécanismes du pouvoir, il s’attache à ce qui, dans la langue quotidienne, prépare le consentement.
On l’a souvent rapproché de Jean Améry, autre intellectuel juif germanophone rescapé, pour leur commune fidélité à une langue blessée. Tous deux ont compris que parler l’allemand après Auschwitz, c’était affronter la ruine du sens.
Aujourd’hui encore, sa phrase résonne comme un avertissement :
« Les mots peuvent être comme des doses d’arsenic. »
Chacun pourra, je pense, méditer sur l’actualité brulante de cette leçon.