7 octobre 1897. Fondation du Bund. Naissance d’un socialisme juif et d’une langue debout.

Rassemblement du Bund à Varsovie - juin 1922
À la fin du XIXᵉ siècle, dans l’Empire russe, des millions de Juifs vivent confinés dans la Zone de Résidence (Tcherta osedlosti), un territoire qui s’étend de la Baltique à la mer Noire.
Ils sont artisans, ouvriers du textile, cordonniers, typographes — une classe laborieuse pauvre, méprisée, fréquemment victime de pogroms.
Les idéaux de la Haskala, le mouvement des Lumières juif, ont échoué à ouvrir les portes de l’égalité : l’université leur est presque fermée, l’armée les humilie, et les villes industrielles comme Łódź ou Białystok concentrent une misère ouvrière effrayante.
Mais dans les ruelles de Vilna, Minsk ou Varsovie, la colère monte. Le peuple yiddishophone découvre la pensée socialiste.
C’est dans cette tension — entre oppression nationale, injustice sociale et aspiration à la dignité — que naît, à l’automne 1897, à Vilna, le Bund : Algemeyner Yidisher Arbeter Bund in Lite, Poyln un Rusland (« Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie »).
Le congrès fondateur se tient clandestinement, à la fin de septembre 1897, dans un appartement de la vieille ville.
Une dizaine de délégués y participent, représentant des cercles ouvriers dispersés.
Leur chef de file est Arkadi Kremer, ingénieur, épaulé par sa compagne Pati Kremer et le théoricien Mikhail Liber (pseudonyme : John Mill).
Ils décident d’unir ces groupes en une organisation structurée, laïque et socialiste, qui parle la langue du peuple : le yiddish.
C’est une rupture symbolique immense : le yiddish, longtemps méprisé comme « jargon », devient la langue d’un programme politique.
Le Bund se définit dès l’origine par trois idées maîtresses :
  • La lutte de classes universelle.
    Fidèle à Marx, le Bund veut unir les travailleurs contre le capitalisme et le tsarisme.
  • L’autonomie nationale-culturelle.
    Les Juifs sont, selon lui, une nation sans territoire : leur unité réside dans la culture et la langue, non dans une terre.
  • Le yiddish comme instrument d’émancipation.
    C’est dans cette langue, celle des rues et des ateliers, que la conscience politique doit se former.
    L’émancipation ne viendra pas d’un ailleurs mythique, mais d’ici — « doikayt », « l’ici-ité », mot-clé du Bund.
À la fin du XIXᵉ siècle, le yiddish subit le mépris de toutes parts :
les rabbins le trouvent vulgaire, les partisans de la Haskala le jugent rétrograde, les sionistes veulent le remplacer par l’hébreu.
Le Bund, lui, en fait la langue du peuple travailleur.
Ses tracts, journaux et discours sont rédigés en yiddish clair et direct. Les militants traduisent Marx, Lassalle, Kautsky ; ils écrivent des brochures d’éducation populaire, organisent des écoles du soir.
Le yiddish cesse d’être une langue de cuisine ou de lamentation pour devenir une langue de combat et de savoir.
Dans les ateliers, les réunions clandestines et les prisons tsaristes, la parole yiddish se fait martèlement : arbet, frayhayt, glaykhkayt — travail, liberté, égalité.
Ainsi, le Bund ne défend pas seulement les ouvriers juifs : il transforme le rapport du peuple à lui-même.
Parler yiddish devient un acte d’orgueil et de fraternité.
Sous l’influence du penseur Vladimir Medem, le Bund développe la théorie de l’autonomie nationale-culturelle (kultur-natsyonale oytonomye).
Les Juifs, dispersés mais unis par la langue et l’histoire, doivent organiser démocratiquement leur vie culturelle, sans dépendre ni des rabbins ni des États.
Cette vision donne naissance à une véritable civilisation yiddish socialiste :
  • des écoles laïques (Tsisho en Pologne),
  • des bibliothèques ouvrières,
  • des théâtres en yiddish,
  • et un vaste réseau de presse : Der Veker, Folkstsaytung, Naye Folkstsaytung.
Le Bund crée aussi des chorales, des troupes de théâtre et des cercles de poésie : la culture yiddish devient un territoire vivant, un espace d’éducation et de fierté.
Contre le sionisme, le Bund affirme que les Juifs n’ont pas besoin de fuir leur terre natale pour être libres : leur patrie, c’est là où ils vivent.
Ce concept de « doikayt » — « l’ici-ité » — est le cœur de leur pensée : transformer la condition juive non par l’exil, mais par la justice sociale.
Contre l’assimilation, il prône la fidélité à sa langue et à sa culture, non comme isolement, mais comme participation égale à la société humaine.
« Zayt zikh aleyn! » — Soyez vous-mêmes ! — devient un mot d’ordre politique.
En 1898, le Bund participe à la fondation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) et en assure la logistique.
Mais dès 1903, il s’en retire, Lénine refusant de reconnaître son autonomie nationale.
Cette rupture marque la séparation entre la centralisation bolchevique et le fédéralisme bundiste.
Malgré l’illégalité, le Bund s’impose comme la plus grande organisation ouvrière juive.
Lors de la révolution de 1905, ses militants forment des groupes d’autodéfense contre les pogroms et dirigent des grèves massives.
Son mot d’ordre : « Nisht keyn moyre! » — « N’ayez pas peur ! »
Les chansons et poèmes bundistes furent l’âme sonore du mouvement.
Elles se chantaient dans les cortèges, les prisons, les réunions ; elles exprimaient à la fois la tendresse du peuple et sa révolte.
Écrit en 1902 par Sh. An-ski, l’auteur du Dibuk, Di Shvue devint aussitôt l’hymne officiel du Bund.
C’est un serment sans Dieu, adressé à l’humanité.
מיר שװערן צו זײַן געטרײַ און אײביק פֿרײַ,
קײן שטײן, קײן אײַזן, קײן פֿײַער, קײן וואַסער,
וועט אונדז ניט ברעכן, וועט אונדז ניט שטעקן!
מיר שװערן צו זײַן געטרײַ דעם בונד.
Mir shvern tsu zayn getray un eybik fray,
keyn shteyn, keyn ayzn, keyn fayer, keyn vaser,
vet undz nit brekhn, vet undz nit shtekn!
Mir shvern tsu zayn getray dem Bund.
Nous jurons d’être fidèles et à jamais libres,
Aucune pierre, aucun fer, ni feu ni eau
Ne pourra nous briser, nous plier.
Nous jurons d’être fidèles au Bund.
C’est une prière laïque : foi dans l’homme, dans le travail, dans la fraternité.
Chanté sur des airs de marche, « In kamf » (Dans la lutte) fut la chanson des cortèges bundistes.
אין קאַמף, אין קאַמף, מיר גייען אונדזער וועג,
מיט בלוטיקע הענט, מיט האַרצן פֿריילעך,
מיר ווילן פֿרײַ זײַן, מיר ווילן לעבן —
און פֿרײַהייט איז אונדזער געזאַנג!
In kamf, in kamf, mir geyen undzer veg,
mit blutike hent, mit hartsn freylekh,
mir viln fray zayn, mir viln lebn —
un frayhayt iz undzer gezang!
Dans la lutte, dans la lutte, nous avançons sur notre route,
Les mains sanglantes mais le cœur joyeux,
Nous voulons être libres, nous voulons vivre —
Et la liberté est notre chant !
3.
Daloy politsey!
(À bas la police !) – la colère des rues
Chant spontané des grèves de 1905, « Daloy politsey! » (À bas la police!) mêle défi et humour.
דאַלאי פּאָליציי, דאַלאי צאַריזם!
דאַלאי דער גענדאַרמעריע!
מיר ווילן לעבן פֿרײַ און גלײַך,
מיר ווילן קיין טיראַנייען!
Daloy politsay, daloy tsarizm!
Daloy der gendarmerye!
Mir viln lebn fray un glaykh,
mir viln keyn tiraneyn!
À bas la police, à bas le tsarisme !
À bas la gendarmerie !
Nous voulons vivre libres et égaux,
Nous ne voulons plus de tyrans !
Les poètes David Edelstadt, H. D. Nomberg, Moyshe Kulbak, Esther Shumiatcher donnèrent à la lutte ouvrière une voix lyrique.
Edelstadt, mort jeune à New York, écrivait :
אונטערן רעגן, אונטערן שנײ,
שטייט דער אַרבעטער און שרײַט:
„פֿרײַהייט, פֿרײַהייט, דאָס איז מײַן װעלט!“
Untern regn, untern shney,
shteyt der arbeter un shrayt:
‘Frayhayt, frayhayt, dos iz mayn velt!’
Sous la pluie, sous la neige,
l’ouvrier se dresse et crie :
« Liberté, liberté, c’est mon monde ! »
Cette poésie simple, biblique et laïque, fit du yiddish la langue d’un espoir universel.
Après 1918, le Bund renaît légalement en Pologne indépendante, devenant un grand parti ouvrier juif.
Il fonde des écoles, des coopératives, une presse influente.
Son journal Folkstsaytung tire à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires.
Son idéal de justice et de laïcité inspire toute une génération d’enseignants, d’écrivains et de militants.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, ses membres participent à la résistance dans les ghettos, notamment Marek Edelman, héros de l’insurrection du ghetto de Varsovie (1943).
Après la Shoah, le Bund se reconstitue en exil — à New York, Paris, Melbourne, Buenos Aires — mais son monde a été anéanti.
Pourtant, ses chansons continuent de résonner dans les camps de jeunesse bundistes (SKIF), aux fêtes du 1ᵉʳ mai, dans les cercles d’exilés.
Elles deviennent mémoire vivante d’un idéal disparu.
Le Bund fit du yiddish une langue de liberté, une arme d’éducation et de dignité.
Dans le monde ouvrier juif de l’Europe orientale, il créa une patrie sans frontière, faite de mots, de livres, de chants et d’écoles.
Face à l’assimilation, il affirma la fierté d’être soi-même ;
face au sionisme, il prêcha la fidélité au lieu où l’on vit ;
face à la misère, il enseigna la solidarité et la joie.
Et si ce monde fut détruit, le souffle du Bund survit dans chaque vers de Di Shvue, dans chaque mot yiddish prononcé avec amour :
car pour lui, la langue n’était pas un héritage — c’était une révolution.