2 octobre 1882. Décès à Jaffa de Charles Netter, fondateur du Mikve Israel et de l’Alliance Israélite Unuverselle.

Charles Netter

Charles Netter naît à Strasbourg le 14 septembre 1826, dans une ville-frontière où les pierres romaines se mêlent aux accents allemands et aux serments républicains. Sa famille, juive et patriote, avait cru aux promesses de la Révolution française : les Juifs étaient désormais citoyens, libres de servir leur pays et d’élever leurs enfants dans une culture à la fois française et juive. Le jeune Charles grandit dans ce climat d’optimisme et de devoir. Très tôt, il se forge une conviction : la dignité du peuple juif doit se conquérir par l’éducation. Non pas seulement les prières ou les lettres sacrées, mais aussi les sciences, les métiers, l’instruction moderne. Cette idée le poursuivra toute sa vie.

En 1840, un drame éclate à Damas. Le père Thomas, moine capucin, disparaît mystérieusement. Très vite, des chrétiens locaux accusent les Juifs du quartier : le spectre du « meurtre rituel » resurgit, comme au Moyen Âge. Des notables sont arrêtés, torturés, certains meurent. L’onde de choc traverse l’Europe, et c’est là que surgit le scandale : le consul de France à Damas, Ulysse de Ratti-Menton, prend parti contre les Juifs. Dans ses dépêches adressées à Paris, il décrit un « attentat odieux contre l’humanité » et réclame qu’on frappe les accusés « d’un exemple salutaire » afin de prévenir tout crime semblable. La France officielle, patrie des droits de l’homme, se retrouve ainsi complice des bourreaux.

À Paris, c’est la stupeur. Les journaux rapportent que le consul français soutient l’accusation. Le Journal des Débats parle des Juifs de Damas comme de « victimes d’une odieuse machination », tandis que d’autres feuilles catholiques reprennent sans distance la rumeur. Comment admettre que la France, qui avait émancipé les Juifs en 1791, cautionne une telle calomnie ? Dans les salons juifs, on lit et relit ces nouvelles avec indignation. Cette humiliation révèle une vérité : les Juifs ne peuvent plus dépendre du bon vouloir des gouvernements. Ils doivent parler d’une seule voix, unir leurs forces intellectuelles, financières et morales. C’est dans ce climat qu’Adolphe Crémieux, grand avocat parisien, et Moses Montefiore, philanthrope britannique, se rendent en Égypte auprès de Méhémet Ali. Après de longues négociations, ils obtiennent la libération des prisonniers. Mais pour un adolescent juif alsacien comme Charles Netter, l’enseignement est clair : sans solidarité organisée, les communautés resteront vulnérables. Ce souvenir de Damas restera une cicatrice et une source d’inspiration.

Vingt ans plus tard, Netter est installé à Paris. Mais les nouvelles venues de l’Orient sont inquiétantes : à Rhodes et à Smyrne, des Juifs sont de nouveau accusés de crimes rituels ; au Maroc, les communautés vivent sous un régime d’humiliations et de violences ; en Roumanie, expulsions et pogroms se répètent. Cette fois-ci, il est prêt. Avec des banquiers, des avocats, des professeurs, il fonde en 1860 l’Alliance Israélite Universelle, première organisation internationale juive. Leur mot d’ordre, hérité directement de l’affaire de Damas, est simple et puissant : tous les Juifs sont responsables les uns des autres. Netter devient l’un de ses organisateurs les plus ardents. Infatigable, il voyage, fonde des écoles, plaide auprès des autorités ottomanes et européennes, écrit des rapports passionnés.

Pourtant, l’Alliance n’échappe pas aux critiques. Ses écoles, où l’on enseignait largement en français, apparaissent vite comme des relais d’influence culturelle. Les diplomates du Quai d’Orsay y voient un instrument précieux pour renforcer la présence française au Levant et en Afrique du Nord. Des rabbins traditionnels dénoncent une occidentalisation qui éloigne les enfants de leurs coutumes, tandis que des musulmans accusent l’Alliance de servir les visées coloniales françaises. Ainsi, l’œuvre de Netter, née d’un idéal de solidarité juive, se retrouve aussi intégrée, malgré elle, dans le jeu des puissances impériales. Cette ambivalence marquera durablement son image.

Mais Netter veut plus encore. Dans ses voyages à Salonique, au Maroc, en Palestine, il observe la misère : des jeunes sans métier, contraints de mendier ou d’émigrer. Alors naît une idée audacieuse : régénérer le peuple juif par le travail de la terre. En 1870, il obtient des terrains aux portes de Jaffa. Là, il fonde l’école agricole de Mikvé Israël – Espérance d’Israël. C’est la première du genre en Terre sainte : on y apprend à lire et à compter, mais aussi à planter la vigne et à cultiver le blé. Beaucoup s’en moquent. La terre est aride, les ressources limitées, les maladies nombreuses. Mais Netter ne se décourage pas. Chaque sillon tracé est pour lui une victoire morale. Il se fait à la fois directeur, pédagogue, jardinier et diplomate.

En 1882, épuisé par ses efforts, Charles Netter meurt à Jaffa, à cinquante-six ans. On l’enterre dans l’école qu’il a fondée, parmi les arbres qu’il a fait planter. Ses élèves déposent sur sa tombe des gerbes de blé et des grappes de raisin, symboles de cette terre redevenue féconde. Son œuvre lui survit : Mikvé Israël devient une pépinière d’élèves, mais aussi d’idées. Quelques années plus tard, Théodore Herzl visitera l’école et comprendra combien l’avenir d’Israël passerait par le travail de la terre.

Charles Netter n’était ni prophète ni théoricien isolé. C’était un homme d’action, passionné, parfois emporté, mais toujours guidé par un idéal concret : instruire, semer, faire pousser. De l’affaire de Damas, il avait retenu que les Juifs ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. À Jaffa, il leur donna les outils pour se relever. Sa vie fut courte, mais il fut l’un de ces semeurs dont la semence, longtemps après leur mort, donne encore des fruits.

L’héritage de Charles Netter et de l’Alliance Israélite Universelle est à double face. D’un côté, il s’agit d’un projet profondément juif, né d’une indignation devant l’affaire de Damas et mû par le désir sincère de défendre, d’instruire, de relever les communautés. De l’autre, l’Alliance fut rapidement happée dans le jeu des puissances : ses écoles francophones servirent l’influence culturelle de la France, et furent perçues comme des relais de l’impérialisme. Cette ambiguïté a souvent nourri les critiques, mais elle reflète aussi la situation des Juifs du XIXᵉ siècle, pris entre l’universalisme français et leur propre quête de sécurité collective.

Pourtant, ce paradoxe n’efface pas la fécondité de l’œuvre. En donnant une éducation moderne aux enfants de Smyrne, de Tanger ou de Bagdad, l’Alliance ouvrait la voie à une génération nouvelle, bilingue, consciente de sa dignité. En fondant Mikvé Israël, Netter introduisait en Terre sainte l’idée que le peuple juif pouvait redevenir producteur, maître de son sol, acteur de son histoire. C’est dans ce terreau mêlé – entre mission civilisatrice française et renaissance juive – que le sionisme trouvera plus tard une part de ses racines.

Ainsi, Charles Netter fut à la fois le fidèle serviteur de l’universalisme républicain et, sans le vouloir pleinement, l’un des précurseurs de l’idée nationale juive.