L’expression moqueuse « Nuit de Cristal » (Kristallnacht), forgée par la propagande nazie, désigne les débris de vitrines brisées. Elle est trompeuse.
Elle atténue la réalité : ce qui eut lieu du 9 au 10 novembre 1938 ne fut pas une nuit de verre, mais un pogrom d’État.
Dans ce texte, l’événement sera donc désigné par les termes « pogrom de novembre 1938 » ou « pogrom d’État ».
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Depuis 1933, la politique antijuive avait été menée sous forme administrative et juridique :
– exclusion progressive des professions libérales,
– marginalisation universitaire et culturelle,
– lois de Nuremberg (1935), retirant aux Juifs la citoyenneté,
– expulsion forcée de milliers de Juifs polonais en 1938.
Ces mesures furent largement acceptées par la société allemande.
L’idée selon laquelle les Juifs occupaient « trop de positions d’influence » était socialement banale.
Cependant, cet antisémitisme structurel n’impliquait pas spontanément le recours à la violence physique.
Un médecin de Kassel notait en 1937 dans son journal :
« Qu’ils partent, oui. Qu’on les frappe, non. »
Cette nuance allait devenir décisive.
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Le 9 novembre 1938, la mort du diplomate vom Rath sert de prétexte.
Goebbels autorise implicitement l’action directe.
Les SA, la Hitlerjugend et des formations locales du parti :
– incendient plus de 260 synagogues,
– détruisent environ 7 500 commerces,
– profanent des écoles, cimetières, bibliothèques,
– arrêtent près de 30 000 hommes juifs pour les déporter dans les camps de concentration.
La violence est volontairement publique.
Elle est montrée.
Elle est faite pour être vue.
Pour les dirigeants nazis, le peuple devait approuver.
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Les rapports administratifs rédigés dans les jours qui suivent montrent un tableau très clair :
SD, 11 novembre 1938
« On approuve la politique contre les Juifs, mais non la destruction et les excès. »
Gestapo,
« Les citoyens jugent ces scènes déplaisantes et indignes. »
Administration municipale de Stuttgart
« On aurait préféré une action ordonnée, sans désordre dans les rues. »
Ce que la société rejette n’est pas l’antisémitisme.
Ce qu’elle rejette, c’est la violence visible.
Cette réaction est l’élément stratégique central du pogrom :
– Le consensus antisémite subsiste.
– Mais l’acceptation sociale exige désormais l’invisibilité du meurtre.
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Vienne était depuis longtemps un centre de culture antisémite (Lueger, presse satirique, politique municipale).
Les nazis y anticipaient une adhésion enthousiaste à la violence.
Le 10 novembre au matin, alors que brûle la synagogue de la Seitenstettengasse, la police municipale note :
« La plupart observent en silence. L’atmosphère n’est pas à la fête. »
Dans les rues du Schottenring, deux passants disputent brièvement :
– « Cela fera de la place ! »
– « Oui, mais pourquoi détruire ? »
La conversation s’éteint immédiatement.
Ni soutien, ni protestation : distance.
Un pharmacien interrogé résume l’attitude majoritaire :
– « Que les Juifs s’en aillent, oui. Mais qu’on fasse cela proprement, administrativement. Pas de sauvagerie. »
Cela signifie :
– L’exclusion est acceptée.
– La violence publique est jugée socialement indigne.
Ce modèle viennois reflète l’attitude allemande générale.
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Témoignages juifs:
Regina Jonas, Vienne, 12 novembre 1938
« Ce qui brûlait n’était pas seulement la synagogue, mais la respiration que nous avions dans ce pays. »
Sarah Adler, Leipzig, carte interceptée, 14 novembre 1938
« La ville a vu. Et ne rien dire, c’est déjà nous abandonner. »
Hermann Hirsch, journal, Hambourg, 20 novembre 1938
« Le feu sur le bois ancien a un souffle doux. C’est ce souffle que j’ai entendu. »
Rabbin Léopold Neuhaus, Berlin, 1939
« Le lendemain, on m’a demandé si j’avais ‘‘eu une soirée difficile’’. La mort arrive avec un ton poli. »
Ces voix montrent non l’effroi, mais la rupture du monde partagé.
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La réaction de la population oblige le régime à modifier la forme du meurtre :
– Avant novembre 1938, la violence est visible, l’humiliation publique, les pogroms ont lieu au coeur des villes, la haine est affichée;
– Après le pogrom de novembre, la violence est dissimulée, l’extermination s’effectue hors du champ social, les camps d’extermination sont édifiés à l’est, en dehors du territoire allemand, le meurtre est administratif, euphémisé.
– Après le pogrom de novembre, la violence est dissimulée, l’extermination s’effectue hors du champ social, les camps d’extermination sont édifiés à l’est, en dehors du territoire allemand, le meurtre est administratif, euphémisé.
Himmler, en 1943, parlera de la nécessité de maintenir « l’équilibre moral du peuple ».
Cela signifiait : que l’extermination devait rester invisible.
Ainsi naissent :
– les ghettos en Pologne,
– les Einsatzgruppen,
– les centres d’extermination (Chełmno, Bełżec, Sobibor, Treblinka, puis Auschwitz-Birkenau),
– l’usage systématique de l’euphémisme administratif (« la solution finale ».
Le pogrom de novembre 1938 n’a pas initié l’extermination.
Il en a fixé le mode opératoire.
Les historiens de la Shoah ont démonté ce mécanisme:
Raul Hilberg a mis en évidence la logique administrative cumulative.
Saul Friedländer a souligné la dimension symbolique de la profanation.
Christopher Browning a montré comment la réaction sociale a poussé le régime vers la clandestinité du meurtre.
Peter Longerich a analysé le renforcement de la centralisation SS après le pogrom.
David Bankier a démontré que la majorité des Allemands accepta la disparition des Juifs, à condition de ne pas avoir à la voir.
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Le pogrom de novembre 1938 fut :
– un acte d’État,
– un test social,
– une expérience politique du regard.
La société allemande dit alors, collectivement :
« Nous n’empêcherons pas que les Juifs disparaissent. Mais ne nous faites pas assister à leur disparition »
C’est de cette phrase silencieuse que s’organisa la Shoah.
